
Dans un essai passionnant, Rose Lamy dissèque son ascension sociale rapide et le mépris de classe qui la sous-tend. Entretien.
Il y a quatre ans, Rose Lamy gérait les réseaux sociaux de la SNCF et, anonymement, la page Instagram féministe Préparez-vous pour la bagarre. Originaire des classes populaires, la vie de la trentenaire bascule lorsqu’une maison d’édition lui propose d’être publiée. Telle une « candidate de téléréalité » ou une « gagnante du loto », elle est propulsée dans les milieux intellectuels de gauche où sa culture « beauf » (elle revendique le terme) est constamment dénigrée. Dans Ascendant beauf (éd. du Seuil), l’essayiste dissèque ce mépris de classe propre à la France et ce désir constant de distinction. Elle dénonce ses conséquences, bien réelles, pour les perdants de ce jeu méritocratique ingagnable.
Vous estimez que votre parcours ressemble à celui d’un « gagnant du loto ». Pourquoi ?
Rose Lamy : Ce sont les réseaux sociaux qui m’ont propulsée, avec tout ce qu’il y a de mystérieux dans leurs algorithmes. J’ai fait un DUT, n’ai pas validé mes années en fac d’Histoire, n’ai pas eu de parcours d’excellence qui m'aurait menée à l'écriture de livres. Avant de gérer les réseaux sociaux de la SNCF, j’avais essayé de faire cette fameuse ascension sociale en travaillant dans le secteur de la musique. Ça n’est jamais advenu. Contrairement aux transfuges de classes qui tirent leur épingle du jeu scolaire et entament un parcours de transformation dès le lycée, on pourrait dire que j'avais échoué.
C’est en accédant à un milieu élitiste à 35 ans que vous avez réalisé à quel point la figure du « beauf », de laquelle vous vous sentez proche, est un repoussoir…
R. L. : Le mot est moins usité qu’auparavant, parce que les temps ont changé depuis que le dessinateur Cabu l’a inventé dans les années 1970, mais il est toujours dans les esprits. Aujourd’hui, c’est un rustre qui vit hors de Paris et vote Marine Le Pen. Et cette figure repoussante, tout le monde s’y attaque ! Dans les médias, on se moque des « Kimberley » et des « Jordan », comme si ce mépris-là était acceptable. À côté de ça, on entend les personnalités de gauche dire qu’il faudrait s’occuper « des territoires », sans jamais s’intéresser aux gens qui les peuplent. Récemment, un magazine français a même fait la Une avec ce titre : « Comment parler aux cons ? »
D’où vient ce mépris ?
R. L. : La France est un pays dopé à l’élitisme. La sélection commence dès l’école et, à 16 ans, si l’on ne fait pas partie du haut du panier pour intégrer une grande école, c’est trop tard. Dans le milieu de l’édition que j'ai côtoyé ces dernières années, tout le monde est passé par des établissements prestigieux. Cette manière de faire société me frappe d’autant plus depuis que je vis en Belgique. Ce pays n’est pas parfait, mais il y est possible de commencer une carrière à l’usine et de devenir responsable politique en suivant des cours du soir. En France, la même chose serait inimaginable.
Selon vous, ce mépris est toléré jusque dans les milieux de gauche, qui réclament pourtant plus d’égalité entre les citoyens. Comment l’expliquer ?
R. L. : C’est un héritage de la phrase néolibérale « quand on veut, on peut ». À gauche, on est souvent solidaires des « assistés », de «ceux qui ne sont rien » et de tous ceux qui sont en déficit de capital économique. En revanche, l’idée que l’on peut choisir son capital culturel est solidement ancrée. Disons que le « quand on veut, on peut » est remplacé par : « quand on veut on lit, on fait des études, on se transcende culturellement. »
C’est une idée fausse ?
R. L. : Cela contrevient à de nombreux travaux sociologiques qui montrent que l’on hérite d’un capital culturel, et qu’il est très difficile d’en obtenir davantage. Moi, par exemple, je suis arrivée dans ces milieux intellectuels à 35 ans. Impossible de rattraper la culture que je n’ai jamais eue, ni les vacances en Grèce que mes parents ne m’ont pas payées, ni les soirées à l’opéra, etc. Souvent, je vois des personnalités dire sur les réseaux sociaux qu’elles ont lu trois livres en un week-end, et ce genre de phrases me retourne l’estomac. Ce n’est pas contre elles spécifiquement, mais ça continue de donner l’impression que l’on est légitime à prendre la parole seulement si l’on a lu. Aujourd’hui, je lis peu et j’écris. Et on a le droit au respect, à la dignité, et à la parole, même si l’on a raté ce défi méritocratique – comme c’est le cas d’une grande majorité de Français.
Selon vous, il y a un continuum entre cette domination culturelle et les inégalités de classe, de la même manière qu’il y a un continuum entre les blagues sexistes et les violences sexuelles.
R. L. : Avec ce mépris « ordinaire », on crée une ambiance qui justifie au bout de la chaîne que l’on ne s’indigne plus de fermer les hôpitaux et d’autres services publics dans les territoires. On se dit des électeurs RN qui souffrent, « au fond, ils l’ont bien mérité », de la même manière qu’une femme qui se promène seule la nuit prend le risque de mourir. C’est une rhétorique dangereuse : on construit cette figure de l’électeur RN avec la bave aux dents, et on se dit : « tant pis pour eux ».
Le vote RN n’est pas l’apanage des territoires ruraux…
R. L. : Et il n’est pas non plus majoritaire dans ces territoires. Le RN y paraît puissant surtout parce que les autres formations politiques sont déstructurées, nombreuses. Dans les campagnes, l’abstention fait d’aussi gros scores que l’extrême droite. Je ne dis pas ça pour éviter le sujet du racisme et de la suprématie blanche, qui existent bel et bien sur ces territoires. Simplement, le racisme n’est pas qu’une problématique de beaufs. Plutôt que de pointer du doigt le fameux « tonton raciste », nous devrions nous interroger collectivement sur d’autres formes de racisme : l’entre-soi de la bourgeoisie ou le détournement de la carte scolaire, par exemple, qui permettent d’éviter le contact avec d’autres strates sociales. Ces stratégies d’évitement sont moins stigmatisées, mais elles sont tout aussi violentes.
Rose Lamy’s analysis of ‘beauf bashing’ as a French national sport is razor-sharp! The tension between rejecting outdated stereotypes (the ‘beauf’) and perpetuating class divides through humor feels uniquely French—yet echoes trends elsewhere. I’d love to hear how this compares to, say, British ‘chav’ mockery or American ‘redneck’ tropes. Is it ultimately cathartic or corrosive? The article’s nuance—acknowledging both the humor and harm in these tropes—makes it a standout critique of cultural contradictions.