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« Notre ennemi, c’est l’Europe » : quand TikTok laisse les trolls russes envahir la Roumanie

Après avoir propulsé le candidat nationaliste prorusse Cãlin Georgescu aux dernières présidentielles, des comptes TikTok pilotés par la Russie se mobilisent pour attirer la Roumanie dans son giron.

En décembre dernier, la Roumanie annulait ses élections présidentielles suite à l’arrivée en tête au premier tour du dénommé Cãlin Georgescu. Figure d’extrême-droite, conspirationniste et prorusse, le candidat était parvenu à une percée inattendue, largement poussé par les réseaux sociaux. Le vainqueur du premier tour aurait bénéficié de 27 000 faux comptes dans la campagne électorale et recruté des milliers d’influenceurs pour promouvoir ses idées reposant sur un retour aux valeurs traditionnelles et à un prétendu âge d’or de la Roumanie. L’opération aurait aussi impliqué, entre autres, le média russe Sputnik.

L’affaire aurait pu s’arrêter là, suite à la décision inédite de reporter le processus électoral par la Cour constitutionnelle roumaine, puis la démission du président Iohannis en février face à la menace d’une destitution, ses adversaires dénonçant un vol de souveraineté. Mais une enquête du média HotNews.ro indique que l’ingérence russe, déjà suspectée d’être derrière la montée en épingle de la candidature de Georgescu, prendrait une nouvelle dimension depuis plusieurs semaines. Le site roumain révèle que le nombre de comptes de propagande pro-russe et pro-Poutine, pour certains d’anciens comptes de soutien à Georgescu, aurait explosé sur TikTok. Parmi eux, certains utiliseraient des images du chef d’Etat russe et des deepfakes pour s’adresser directement au peuple roumain : « Combien d’entre vous me veulent en tant que président de la Roumanie ? », « Nos peuples sont liés par la même culture, la même histoire et la même foi » …

« Notre ennemi, c’est l’Europe. »

Parmi les messages les plus récurrents, la menace d’un conflit armé, contre l’OTAN, mais aussi contre l’Europe. Ces comptes véhiculent l’idée selon laquelle la Russie serait un pays puissant, disposant de villes civilisées et d’un niveau de vie élevé, en opposition à une Europe en pleine décadence. De quoi se rendre désirable aux yeux des Roumains, parmi les plus pauvres citoyens d’Europe. Le compte TikTok “Nimic fără Dumnezeu” (Rien sans Dieu) harangue ainsi ses milliers de followers : « Les 170 000 Roumains qui me suivent devraient vous inquiéter. Ils se sont rendu compte que leur ennemi est l’Europe et non la Russie ! » L’influençeuse Izvoranka, qui n’avait pas hésité à soutenir Georgescu sur de nombreux posts précédents, écrit quant à elle « Oui, j'aime Poutine. J'aime la Russie ! » Sur un post liké plus de 30 000 fois, “vladimirputinoficiall” indique : « Si la Russie attaque l’Europe, je jure de me battre pour la Russie. Notre ennemi, c’est l’Europe. » Sous une vidéo d’un compte “d’information” dab_tv, critiquant la thèse selon laquelle Poutine pourrait prendre le pouvoir en Roumanie, s’amoncellent également des commentaires étonnants : “Je serais heureux d'être avec la Russie... c'est un pays chrétien pas comme le reste des pays satanistes”, “Super j'aime bien Poutine”, “Nous n’avons malheureusement pas cette chance”...

Si certains comptes ont été créés avant même l’élection de 2024 et cumulent déjà d’importantes audiences, une vague massive aurait été constatée aux mois de février et mars 2025. Fin janvier, le Bureau du Procureur général roumain avait demandé la collaboration de la Turquie pour enquêter sur une ferme de trolls ayant pu contribuer à la campagne électorale de Calin Georgescu, et au soutien de Poutine à présent. Les Trolls disposeraient d’«adresses électroniques» (IP) situées en Turquie, mais auraient utilisé des services de courrier électronique russes pour créer des dizaines de milliers d’utilisateurs à la botte du régime russe.

Vrai enjeu, fausse menace ?

Derrière cette propagande frisant parfois le ridicule, à l’impact complexe à mesurer, la Russie ambitionnerait la mise en place d’une stratégie complexe et bien ficelée, comme l’évoque Radu Hossu, consultant politique roumain célèbre pour son engagement auprès de l’Ukraine. Pour lui, Goergescu serait un simple pion d’une stratégie impérialiste russe de grande ampleur, déjà à l’oeuvre depuis des décennies dans le pays, visant à : “saper la confiance dans les institutions nationales et le système international” (y compris par la désinformation), “amplifier les clivages sociaux et idéologiques” (par l'utilisation des minorités ethniques comme sujet de division sociale), “déstabiliser politiquement et économiquement le pays” (à l’image des élections de 2024). Une analyse partagée par la revue de géopolitique le Grand Continent, qui évoque le rôle des réseaux sociaux, de même que des dizaines de sites web et canaux Telegram coordonnés par la Russie : “Les tactiques incluent la création de réseaux en ligne pro-Kremlin, l’organisation d’événements culturels promouvant les valeurs russes, et la manipulation des réseaux sociaux à travers des techniques comme les deepfakes et la propagation de théories du complot. Ces efforts visent à contourner les mesures occidentales et à exploiter des leaders d’opinion locaux pour diffuser des récits eurosceptiques.”

En Roumanie, TikTok est le réseau social le plus influent, avec un nombre d’utilisateurs qui devrait bientôt dépasser celui de Facebook. Si la menace est réelle, le scénario catastrophe semble loin. Car derrière les millions de likes et de followers des comptes pro-russe, sans doute dopés aux bots, la propagande peine à porter ses fruits. D’après un sondage daté de janvier et réalisé par l’INSCOP Research, seuls 5,9 % des Roumains accordent leur confiance à la Russie. En outre, 88,1 % des Roumains s'opposeraient à l'idée que la Roumanie quitte l'Union européenne (contre 71 % trois ans plus tôt). Les Roumains semblent toujours privilégier l’Ouest à l’Est, estimant notamment que l’économie du pays bénéficierait de la puissance européenne, plus que de celle de la Russie. Et si 69 % des sondés se disent prêts à voter pour un parti nationaliste pour les présidentielles, 80% disent qu'ils ne voteraient pas pour un parti nationaliste qui souhaiterait un rapprochement avec la Russie. Pour autant, la Russie souhaite s’engouffrer dans la brèche : l'Eurobaromètre de mars 2025 indiquait que seuls 26% des Roumains estimaient bénéficier de leur adhésion à l'Union européenne.

Alors que la Roumanie connaîtra de nouvelles élections présidentielles en mai 2025, la bataille russe pour le flanc oriental de l’Europe devrait également s’exporter en Moldavie, qui connaîtra elle aussi des élections nationales, à l’automne. Nul doute que la situation des deux pays, aux avant-postes dans le cadre de la guerre en Ukraine et au cœur d’importantes échéances électorales, demeurera un enjeu géopolitique majeur dans les mois et années à venir.

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