
Sexfriends, amitiés avec un plus, plans culs réguliers, bisexualité, nombre de partenaires… En quelques années, notre sexualité a changé. Et selon Marie Bergström, des évolutions sociales aussi rapides sont extrêmement rares.
Pendant neuf mois, une équipe de sociologues a interrogé plus de 10 000 jeunes représentatifs de la société française sur leur vie affective et sexuelle. Les résultats viennent d’être publiés dans l’ouvrage collectif La sexualité qui vient (La Découverte, mars 2025), dirigé par la sociologue Marie Bergström de l’Institut national démographique (INED). Rencontre.
Que nous apprennent les jeunes sur les évolutions de la sexualité, par rapport à des trentenaires ou des quadragénaires, par exemple ?
Marie Bergström : La jeunesse est un laboratoire d’expérimentations intimes. Après mai 1968, de plus en plus de jeunes ont commencé à vivre ensemble sans être mariés. On l’a un peu oublié, mais c’était une transformation majeure : la conjugalité et le mariage étaient restés indissociables presque tout au long de l’histoire de l’Occident. Aujourd’hui, cette cohabitation est devenue banale, et les jeunes explorent de nouvelles possibilités. D’autant que cette période de la vie dure plus longtemps qu’autrefois : les études se sont allongées, l’entrée dans la conjugalité et l’arrivée du premier enfant sont plus tardives… En 2009, 36 % des hommes et 53 % des femmes de 25 ans vivaient en couple, contre 27 % des hommes et 42 % des femmes en 2023. De manière générale aujourd’hui, seuls 6 % des 18-21 ans vivent sous le même toit, contre 51 % des 26-29 ans. Cet allongement de la jeunesse leur permet de connaître une plus grande diversité d’expériences, et notamment de nouer des relations sans forcément vivre ensemble.
Certaines conclusions de votre étude vous ont-elles particulièrement surprise, étonnée, choquée, enthousiasmée… ?
M. B. : Nous avions des intuitions qui se sont avérées, mais les évolutions étaient souvent plus fortes que je ne l’imaginais. Le nombre de partenaires sexuels a fortement augmenté en peu de temps. Chez les 18-29 ans, les femmes déclarent en moyenne huit partenaires et les hommes douze. En 2006, c’était respectivement quatre et huit. Pour les femmes, le chiffre a donc doublé en moins de vingt ans ! Autre exemple : en 2023, 29 % des femmes âgées de 25 à 29 ans ont déjà eu plus de dix partenaires hommes, alors qu’en 2006 ce n’était le cas que de 8 % d’entre elles. Des évolutions sociales aussi rapides sont extrêmement rares. L’essor des applications de rencontre facilite la mise en relation et favorise une sexualité sans lendemain. Cette diversification relationnelle traduit aussi le développement de relations qui ne sont ni une histoire de couple ni une histoire d’un soir.
Comment cela se traduit-il concrètement ?
M. B. : Les jeunes nouent des relations entre les deux, plus ou moins durables, plus ou moins investies émotionnellement, comme les sex friends ou « plans culs réguliers » par exemple. Ils n’ont pas inventé la sexualité non conjugale, mais autrefois, comme dans les années 1960 et 1970, c’était restreint à des cercles plus limités. Aujourd’hui la diversification relationnelle se diffuse beaucoup plus largement à l’échelle d’une génération. Cela change aussi les liens entre sexualité et conjugalité. La fin d’une relation ne signifie pas forcément la fin de la sexualité par exemple. Autrefois la coïncidence était plus marquée. D’autre part, l’entrée dans le couple a changé. Le fait qu’une relation devient sexuelle ne veut pas forcément dire qu’il s’agit d’un début de couple : il peut avoir une incertitude sur la nature de la relation, on ne sait pas trop ce qu’elle va devenir. Cela implique de définir explicitement la relation : Les jeunes se considèrent en couple lorsqu’ils se disent en couple.
Qu’appelez-vous la « diversification relationnelle » et comment se concrétise-t-elle ? En quoi est-elle le facteur explicatif le plus important de votre enquête ?
M. B. : C’est une évolution à bas bruit. Souvent on focalise sur quelques indicateurs de premier plan, comme le nombre de partenaire, ou la visibilité accrue des populations minoritaires – les personnes homosexuelles, bisexuelles, etc. La diversification relationnelle est une tendance de fond mais qui est passé davantage sous le radar. Ce qui est véritablement nouveau avec la jeunesse actuelle, c’est l’élargissement des formes relationnelles : des relations sexuelles peuvent durer dans le temps sans que les partenaires aient le sentiment de former un couple. Le modèle de la conjugalité reste très valorisé, mais il cohabite avec de nouveaux scripts. On l’a dit : les sex friends, « plans cul réguliers », « amitiés avec un plus »
Vous relevez que ces changements transforment aussi les couples plus classiques…
M. B. : Comme l’entrée dans la conjugalité a reculé, les jeunes font plus d’expériences et élargissent leur répertoire de pratiques sexuelles. Entre partenaires de sexe différent. Le répertoire des jeunes adultes intègre aussi de nouvelles pratiques liées au numérique, comme l’envoi de photos intimes ( « nudes » ), ainsi que l’usage plus fréquent d’objets et de sextoys. Lorsqu’ils se mettent en couple, ils apportent cette diversité de pratiques. Nous avons aussi relevé qu’ils parlent souvent de l’exclusivité sexuelle avec leur conjoint : 70 % des 18-29 ans qui ont été en couple dans l’année ont discuté ouvertement avec leur partenaire de la possibilité d’avoir des relations en dehors du couple. Or, parmi celles et ceux qui en ont parlé, une très large majorité décide finalement d’être exclusive. De manière générale, le hors couple transforme et enrichit le couple.
Souvent deux grands discours antagonistes opposent une « génération Tinder », qui serait consumériste en matière de sexe et d’amour, et à l’inverse une « récession de la sexualité », pointant des rapports moins fréquents. Ces idées recouvrent-elles une réalité ?
M. B. : Le fait que ces discours se contredisent répond en partie à la question : les choses sont plus compliquées que ça ! Plusieurs études scientifiques montrent certes que le nombre de rapports sexuels déclarés diminue chez les jeunes. Mais c’est une conséquence presque mécanique de l’augmentation des périodes de célibat. En effet, les célibataires ont moins de rapports réguliers que les personnes en couple. L’augmentation du célibat fait donc baisser la fréquence des rapports, mais augmente en revanche le nombre de partenaires sexuels… Il n’y a donc pas de récession de la sexualité. Ce n’est pas un retour en arrière mais un changement de modèle, témoignant de parcours relationnels plus complexes et diversifiés. D’ailleurs les personnes qui se disent « asexuelles » représentent seulement 1 % de la jeunesse.
Une partie de ces évolutions s’explique-t-elle aussi par le fait que les femmes accèdent aux mêmes pratiques et représentations que les hommes ?
M. B. : C’est une évolution déjà ancienne mais qui s’est accélérée ces dernières années. Quand j’ai fait ma thèse sur les sites de rencontre, il y a une vingtaine d’années, les différences selon le genre étaient très marquées. Aujourd’hui une femme peut avoir des relations éphémères sans être immédiatement confrontées au stigmate de la « pute ». Attention, cette stigmatisation est loin d’avoir disparu ! Elle continue d’encadrer les expériences des jeunes femmes, dont les comportements sexuels sont toujours jugés différemment et plus sévèrement que ceux des hommes. Mais la stigmatisation n’est plus aussi automatique. Il peut même être attendu, voire valorisé, de vivre sa sexualité en dehors du cadre conjugal. Cette évolution a d’ailleurs été nécessaire pour que la diversification relationnelle puisse émerger : il fallait que les deux sexes accèdent à la sexualité non conjugale… Des différences persistent toutefois : les hommes peuvent multiplier les relations sans que leur réputation ou leur statut social ne soit remis en question. Pour les femmes le risque perdure.
Qu’en est-il du mouvement #MeToo ? Quel a été son impact ?
M. B. : En France, la dénonciation des violences sexuelles et sexistes s’est rapidement élargie à d’autres questions : le désir, le plaisir, le consentement, ou encore l’hétérosexualité comme norme dominante. En tant qu’observatrice originaire de Suède, ça m’a frappée parce que ces débats avaient déjà eu lieu en Suède dans les années 2000. Le cadrage était différent, c’était né d’un projet de loi sur la prostitution qui, là aussi, a rapidement engagé des questions plus générales sur les questions de genre. Mais ce type de débats était resté plus marginal en France. Avec #MeToo, on a assisté à un renouveau du féminisme en France. Chez les jeunes aujourd’hui, 75 % des femmes et 56 % des hommes se disent « féministes ». Cette adhésion au féminisme est cependant d’intensité variable, et moindre chez les hommes que chez les femmes.
Vous évoquez l’essor de la pansexualité, ou plus généralement d’une conception plus fluide et moins exclusive des relations de genre. Cette évolution concerne-t-elle une grande part de la jeunesse ou reste-t-elle à la marge ?
M. B. : C’est un autre résultat fort de notre enquête : les minorités sexuelles ne sont plus si minoritaires. L’évolution est là encore spectaculaire : chez les femmes de 18 - 29 ans, 19 % se définissent autrement que par le terme hétérosexuelle – par exemple homosexuelles, bisexuelles, etc. En 2006, elles étaient moins de 3 %. Cela veut dire qu’on est passé de trois femmes sur cent à une sur cinq en moins de vingt ans ! C’est considérable. Normalement, des transformations aussi fondamentales ne se produisent pas sur un temps si court. C’est sans doute une autre conséquence en grande partie lié au mouvement #MeToo et à la remise en question de l’hétérosexualité. D’ailleurs chez les hommes, l’identification non-hétérosexuelle évolue aussi, mais de façon beaucoup moins marquée.
Vous avez aussi étudié de façon novatrice la sexualité de groupes racisés. Qu’avez-vous appris et que reste-t-il à faire sur ce terrain ?
M. B. : Comme j’ai beaucoup travaillé sur les sites et applications de rencontres, je sais que le fait d’être perçu comme noir est un facteur majeur de discrimination. Traditionnellement en France, les enquêtes de ce type portent sur l’origine géographique et le parcours migratoire, mais cela reviendrait en l’occurrence à passer à côté du sujet. En prenant comme catégorie des processus de racialisation – par exemple le fait d’être perçu comme « noir », « asiatique », « arabe » … –, nous avons regroupé des pays en fonction de la perception des habitants, ce qui nous a conduits, par exemple, à considérer ensemble des personnes issues d’Afrique subsaharienne et d’autres de la région caribéenne. Cela permet justement de mieux identifier et de mesurer ce qu’elles ont en commun, dont le fait de connaître des discriminations en raison de leur couleur de peau, y compris dans le domaine des rencontres et des relations intimes. En moyenne entre un quart et un tiers de ces jeunes ont le sentiment d’avoir subi ce type de discrimination.
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