un soleil trump dans le paysage de teletubies

Quel est cet écosystème médiatique alternatif et « apolitique » qui a fait élire Trump ?

Comment expliquer qu’une grande partie de la jeunesse dépolitisée a voté pour Trump ? Pour le comprendre, il faut scruter le nouveau paysage médiatique américain, qui a peu à peu été infiltré par les idéologies d’extrême droite.

Cinq mois après la seconde élection de Donald Trump, le cabinet d'analyse politique démocrate Blue Rose Research a publié un rapport reposant sur l’analyse de 24 millions d’entretiens avec des électeurs en 2024. Le document, qui revient en profondeur sur l’échec de Kamala Harris, nous propose l’autopsie la plus complète du dernier scrutin présidentiel et met en lumière des enjeux médiatiques.

Trump porté au pouvoir par les « apolitiques »

Le rapport confirme les analyses statistiques de sortie des urnes. Trump a été élu grâce au retournement politique de certaines couches démographiques et sociales. Les citoyens d’origine hispanique ou asiatique ont effectivement davantage voté pour le candidat républicain, de même que la classe ouvrière qui vote généralement démocrate. Mais ce sont les personnes qui se disent non engagées politiquement qui ont effectué la plus importante bascule. Comme l’explique le directeur du cabinet de recherche Blue Rose, David Shor, sur VOX : « C'est un groupe que Biden a soit remporté de justesse, soit perdu de justesse il y a quatre ans. Mais cette fois, ils ont voté pour Trump avec une marge à deux chiffres. »

L’expert en sciences des données souligne un autre phénomène majeur : « Les gens se plaignent beaucoup de la façon dont les médias grand public couvrent les événements. Mais il est important de noter que les personnes qui regardent le plus l'actualité sont devenues plus démocrates. Le problème, c'est que ce large groupe de personnes qui ne suivent pas du tout l'actualité est devenu plus conservateur. »

Les hommes plus jeunes ont basculé

Si une partie de ce revirement s’explique à la fois par le contexte d’inflation ainsi que par la manière dont les démocrates s’adressent davantage à la classe supérieure, il faut aussi prendre en compte le vote des plus jeunes, qui est également passé à droite. « Si l'on observe les moins de 25 ans, chaque groupe – blanc ou non, homme ou femme – est considérablement plus conservateur que la génération Y, explique David Shor. Il semble même que Donald Trump ait remporté de justesse les élections chez les hommes non blancs de 18 ans, ce qui n'était jamais arrivé auparavant dans la politique démocrate. »

Plus précis encore, l’écart qui existe sur cette classe d’âge entre les hommes et les femmes. David Shor quantifie cette polarisation avec un écart de 23 points entre les hommes de 18 ans, qui sont plus susceptibles de voter pour Donald Trump, par rapport aux femmes de 18 ans. Pour les plus de trente ans, cet écart n’est que de 10 points, ce qui ne laisse aucun doute sur le changement culturel radical en train de s’opérer.

Des médias « alternatifs » de droite

Pour comprendre ce changement, on peut s’appuyer sur une autre étude récente publiée par l’ONG chargée de surveiller les médias, Media Matters. Cette dernière a analysé 320 émissions en ligne comprenant des podcasts, des streams et autres contenus audio et vidéo longs régulièrement publiés en ligne sur YouTube, Spotify, Rumble, Twitch et Kick. Ce paysage médiatique, généralement qualifié « d’alternatif », est justement le lieu de rendez-vous de cet électorat jeune et peu politisé, qui a cessé de s’informer sur les chaînes de télévision ou en lisant les sites de presse mainstream.

En zoomant sur l’orientation politique de ces émissions, l’étude de Media Matters révèle que 191 d’entre elles penchent à droite, tandis que 129 sont plutôt de gauche. S’ajoute à cela une asymétrie d’audience totale, avec un cumul de 480,6 millions d'abonnés pour les émissions de droite, soit un résultat cinq fois plus important que pour les émissions de gauche, qui ne cumulent que 104 millions d’abonnés.

Outre la domination totale des émissions qui évoluent de ce côté du spectre politique, l’un des éléments les plus frappants de cette étude est le manque de clarté idéologique qu’elles dégagent. Plus d'un tiers des téléspectateurs se considèrent comme apolitiques et suivent ces émissions pour d’autres raisons que l’information ou l’opinion politique. Comme le résume très bien l’ONG, « le contenu d'extrême droite s'est infiltré dans des espaces supposément apolitiques, notamment dans les domaines du sport, du divertissement, de la comédie, etc. »

L’exemple le plus parlant est sans doute celui du podcast Joe Rogan Experience, l’une des émissions les plus écoutées et regardées du web, avec plus de 10 millions d’auditeurs/viewers. Il est estampillé comme un show « humoristique », tandis que son présentateur vedette se présente comme un libertarien apolitique. En plus d’avoir interviewé Donald Trump pendant la campagne ainsi qu’Elon Musk à deux reprises entre 2021 et 2025, on peut aussi compter Tulsi Gabbard (soutien de Trump pendant sa campagne), Robert F. Kennedy Jr. (secrétaire à la Santé et aux Services sociaux), mais aussi l’influenceur masculiniste Jordan Peterson ou le fondateur de la milice suprématiste des Proud Boys, Gavin McInnes. En jouant l’idiot du village ouvert à toutes les pensées et les idéologies, Joe Rogan a permis à ses invités d’ouvrir, à chaque interview, la fameuse fenêtre d’Overton.

Un pipeline vers l'extrême droite

Cette infiltration médiatique n’est pas un phénomène nouveau. Depuis la fin des années 2010, des études ont démontré la montée en puissance des contenus d’extrême droite, poussés par les algorithmes des plateformes sociales. En 2018, la sociologue et experte sur les manifestations de racisme en ligne Jessie Daniels expliquait déjà que « les nationalistes blancs sont des opportunistes de l'innovation qui trouvent des ouvertures dans les dernières technologies pour diffuser leur message ».

À présent, c’est le concept du « alt-right pipeline » qui est massivement utilisé sur les réseaux pour expliquer cette infiltration, laquelle couvre absolument tous les domaines de la culture en ligne. Vous êtes fan d’histoire antique ? En suivant certains comptes passionnés par l’Empire romain sur X, vous trouvez rapidement dans vos suggestions des mèmes qui glorifient une société d' «imperatores » dominant femmes et esclaves. Amateur de sport et de fitness ? Les comptes qui dérivent vers une supposée « supériorité physique » et des thèses eugénistes sont légion et souvent bien mis en avant par les algorithmes. Depuis l’épisode du GamerGate, on sait aussi que le jeu vidéo constitue un autre pipeline vers les idées d’extrême droite, tandis que le contenu lifestyle basé sur les femmes au foyer a donné naissance à la tendance de la « tradwife ».

Face à cet état des lieux, plusieurs enjeux doivent être posés. Tout d’abord, la responsabilité des plateformes sociales, qui sont tout à fait capables de limiter la visibilité de contenus problématiques, comme ce fut le cas lors de la pandémie de Covid-19. S’il est peu probable de les voir bouger dans ce sens sous l’administration Trump, il faut toutefois se rappeler qu’elles portent une gigantesque responsabilité dans le paysage médiatique américain. Les médias mainstream, aussi appelés « legacy media », doivent par ailleurs se demander ce qu’il est possible de faire pour retrouver une partie de ce public peu politisé et jeune qu’ils ont perdu.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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commentaires

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  1. Avatar marc drillech dit :

    Je n'ai aucune sympathie particulière pour Trump et je trouve justement votre article très justement orienté parce qu'il est insupportable de lire les pleurnicheries des uns et les révoltes des autres qui condamnent les électrices et électeurs de Trump sans essayer de comprendre. Qu'on le veuille ou non le système américain demeure une démocratie, aussi imparfaite soit-elle, et ce sont les électrices et électeurs qui font le Président. Or les switchs de populations entières ne peuvent pas s'expliquer par la seule médiocrité de la campagne de la candidate démocrate. Ce sont les symboles d'une société en crise qui refuse les transformations et les changements, qui déplore les mouvements sociaux et culturels de la planète, qui combattent aussi les volontés de transformations culturelles d'une société qui ne répond pas à leurs aspirations. Seul petit bémol ... attention à ne pas considérer que les médias et les réseaux sociaux ont joué le jeu de Trump. Quand on analyse ce pays que je connais un peu on constate que la mobilisation anti-Trump a été immense, celle des élites des grandes villes, des stars des médias et de la musique, du cinéma et de la tv... Et ils sont largement présents sur les réseaux sociaux. En tout cas merci pour vos articles toujours très intéressants et donc bons pour l"équilibre personnel !!!!

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