
En s’offrant Twitter en 2022, Elon Musk a-t-il imposé au monde les codes du trolling, de la culture mème et du styob ? Oui. Et le monde a liké !
« Who controls the memes, controls the universe. » La formule date de 2020 et elle est de Musk. Elle explique sans doute pourquoi le milliardaire a voulu acheter Twitter. Pour contrôler et orienter ces images virales qui ruissellent sur Internet. Car oui, la pop culture la plus influente, celle qui sculpte notre conscience collective, celle qui dicte son agenda, vient désormais de là : des tréfonds du Web.

Du trolling, du shitposting, des mèmes… Tout l'attirail de la provoc en ligne, Musk le maîtrise depuis longtemps. Il l’a utilisé d’abord comme outil d’influence économique – comme en août 2018, quand il évoquait alors sa volonté de retirer son groupe de la Bourse. « J'envisage de retirer Tesla de la cote au prix de 420 dollars. Le financement est assuré. » Une déclaration sanctionnée par la SEC (Securities and Exchange Commission, l'organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers) qui avait estimé qu'il avait provoqué une envolée artificielle du titre. Elon Musk s'était vu infliger une amende de 20 millions de dollars, avait dû abandonner son poste de président du conseil d'administration et avait été sommé de soumettre ses embardées sur Twitter « contenant ou pouvant contenir des informations susceptibles d'affecter Tesla ou ses actionnaires » aux juristes de son entreprise. Mais le turbulent patron a récidivé – à maintes reprises – notamment pour jouer, toujours en sa faveur, sur le cours des cryptomonnaies.
Maintenant que Musk occupe un rôle politique de premier plan – apparemment, il réunit toutes les qualités et utilise les mêmes techniques pour se faire remarquer –, en pire. Et ça marche ! Car il le sait, « les campagnes électorales sont désormais menées comme des guerres de l’information, avec des robots et des armées de trolls, et la démocratie dégénère en infocratie, comme l’écrit le philosophe Byung-Chul Han dans son essai Infocracy. Ce nouveau régime d’information exploite la liberté au lieu de la réprimer. »
Styob & post-ironie
« There’s living the dream, and then there’s living the meme – that’s what’s happening », affirme Musk en s’attaquant à l’administration américaine avec son meme-ministère DOGE. Mais ses gesticulations outrancières – on pensera à son salut nazi ou à sa tronçonneuse, à ses tweets compulsifs et à ses provocations – évoquent une forme de propagande née à la fin de l’ère soviétique : le styob.
« Le styob est un type de sarcasme intellectuel qui consiste en la diminution écrite ou publique d’un symbole, obtenu en utilisant délibérément le symbole en question, dans un contexte burlesque », expliquaient en 1994 les sociologues Gudkov et Dubinin. Le styob est une forme de satire initialement utilisée par les artistes de l’avant-garde comme les collectifs Mitki, ou Popular Mechanics, pour se moquer du pouvoir soviétique en exagérant à l’extrême leur loyauté envers ce dernier, leur permettant aussi de le critiquer sans être attaquables.
Mais avec le temps, le styob a fini par devenir une arme de propagande utilisée par le pouvoir, car des pro-régime tombaient dans le panneau de la parodie et se mettaient à reproduire ce qu’ils avaient vu. « Il était souvent impossible de dire si c’était une forme de soutien sincère, du ridicule subtil, ou un mélange particulier des deux », écrit à propos du styob l'anthropologue Alexei Yurchak, dans son livre Everything Was Forever Until It Was No More (2006). On appelle post-ironie ce positionnement en entre-deux, ni vraiment sincère ni vraiment ironique, un élément omniprésent dans la culture Internet, et bien illustré par ce mème viral qui illustre l’éthos du moment sur lequel surfe Elon Musk, « I’m neither joking, nor serious, but another secret third thing. »

Red Scare & red pill
Et l’approche du styob a été très tôt importée aux USA, où, dès 1980, des activistes allaient perturber des manifs antiféministes en les parodiant. Ces fausses antiféministes, les « Ladies Against Women », allaient demander aux vraies antiféministes si elles avaient l’autorisation de leur mari pour être là, et chantaient « My home is his castle » ou « Hit Us Again, Hit Us Again, Harder, Harder » – de manière ironique. Mais quarante ans plus tard, la même méthode est utilisée par le camp Musk, comme avec ce slogan de l’influenceur suprémaciste blanc Nick Fuentes qui a fait du bruit durant la campagne Trump, « Your body my choice » – Musk avait débloqué son compte Twitter quelques mois plus tôt.
Mais le styob est-il une stratégie consciente du camp néoréac de Musk ? On peut le penser si on écoute le très influent et branché podcast antiféministe Red Scare – dont le slogan est« the ladies make a podcast » –, où l'on croise aussi bien Steve Bannon que la designeuse Elena Velez, qui a joué un rôle central dans la mainstreamisation de la pensée néoréac dans la pop culture, en utilisant une forme de shitposting et de post-ironie érigée en art. Si les deux animatrices d’origine soviétique mentionnent très souvent le styob, elles en ont discuté avec le très influent troll blogueur Curtis Yarvin, dont les écrits sur le Dark Enlightenment ont directement inspiré le Dark MAGA de Musk. Yarvin est un informaticien de la Silicon Valley reconverti en philosophe extrémiste et pro-dictature pour qui la démocratie est un logiciel obsolète et inefficace. Son blog Unqualified Reservations est très suivi par les élites de San Francisco depuis le milieu des années 2000, Peter Thiel en tête. C'est lui qui a théorisé la nécessité de mettre un CEO à la tête des USA.
Et s’il parle de styob au micro de Red Scare, c’est qu’il le pratique depuis des années. Il faisait du styob quand il disait que les noirs vivaient mieux sous l’esclavage, ou qu’il faudrait transformer les personnes non actives de la société en biodiesel pour faire tourner les minibus électriques de San Francisco. Yarvin a aussi inventé et répandu le concept ultra-viral de la red pill – référence au film Matrix où ceux qui la prennent voient la réalité du monde, si décadente soit-elle. Ce spin doctor officieux du techno autoritarisme actuel est en partie financé par Peter Thiel. Le vice-président JD Vance le mentionne comme une inspiration.
Politique et kétamine : « It’s dissociative »
Dans cet épisode où Yarvin est invité, la co-animatrice Anna Khachiyan explique que le styob « implique un niveau extrêmement élevé de suridentification pour que les gens ne sachent pas vraiment où vous vous positionnez ». L’autre animatrice du podcast, l’actrice Dasha Nekrasova (Succession), a largement participé à coolifier le catholicisme et l'esthétique trad wife, sous couvert d’ironie. Elle note qu' « à la fin de l’ère soviétique, quand plus personne ne croyait plus en rien, la sincérité et l’ironie se sont effondrées ».
De son côté, Yarvin mentionne une forme d’ironie politique similaire au styob et tirée du livre The Captive Mind de l’essayiste polonais Czeslaw Milosz qu’il décrit comme « l’art de la dissimulation politique », impliquant un aspect de « fun and playfulness ». Il compare volontiers cet effet à la kétamine, « it’s dissociative », dont Musk serait un consommateur. Aussi appelé hyperpolitique, le styob moderne est une manière de parodier à l’extrême ses croyances problématiques pour en détruire le sens premier, pervertir la réalité, brouiller les pistes. C’est ce que fait Musk quand il poste sur X une image de la Manche renommée « Canal George Washington ».
Hyperréalité & dadaïsme politique
Un sarcasme hyperpolitique qui mène à une hyperréalité, au sens de Jean Baudrillard. Le philosophe expliquait en 1981 dans Simulacres et Simulation, que le monde avait été remplacé par une copie du monde, exagérée, cartoonesque – comme un sapin de Noël en plastique qui finit, dans l’esprit des gens, par être ce que doit être un sapin de Noël. La caricature remplace la réalité.
Musk boursouffle la réalité et met en place les instruments pour y parvenir, par les mèmes, une novlangue cryptique et auto-référencée venue de 4chan, ou avec des performances de styob moderne. C’est la fin du sens commun, la sacralisation du non-sens pour tous qui se nourrit d’une culture internet dont nous n'avons pas voulu considérer l’importance.
Bonjour Béatrice, bonjour l'équipe ADN, merci pour vos articles inspirants ! Et qui font bien réfléchir et découvrir sur différents thèmes les tendances actuelles tout en gardant un regard personnel.
Bravo !