
Le média en ligne El Surtidor a conçu Eva, un chatbot qui relate l’histoire et les conditions de vie d’une femme en prison au Paraguay pour trafic international de stupéfiants.
Eva ne clame pas son innocence, elle se sent « plus victime qu'autre chose ». Arrêtée à l’aéroport en possession de cocaïne, elle est en prison en attente de son jugement, le procureur requiert contre elle une peine de dix ans d’emprisonnement. « J'ai été utilisée. Nous avions convenu 2 kg et ils m'ont donné beaucoup plus. » Aussi passionnante soit-elle, Eva n’est pas une femme, ces citations proviennent d’un chatbot. L’histoire n’est pas fictive, elle correspond au parcours d’une personne réelle, dont l’anonymat a été préservé. Et surtout, elle reflète la situation de plus de 400 femmes, emprisonnées au Paraguay, arrêtées dans le cadre d’une guerre contre la drogue menée par le gouvernement.
Le Paraguay est une plaque tournante de l’Amérique latine pour le trafic de cocaïne, de cannabis et la contrebande de cigarettes. Beaucoup de femmes, le plus souvent en situation de précarité et de détresse mentale, sont employées comme mules pour transporter ces marchandises en direction d’autres pays du continent, ou, dans le cas d’Eva, en direction de l’Europe. « On m'avait promis plus de 5 000 € », précise le chatbot. Au Paraguay, le salaire brut annuel était de 5 957,70 € par habitant en 2023. C'est son histoire que le média paraguayen El Surtidor a décidé de partager avec ses lecteurs via cette interface particulière du chatbot.

L’impression d’une conversation intime
« Lorsque vous interagissez avec le chatbot, vous avez l'impression d'avoir une conversation intime. C'est une fausse impression, bien sûr, mais c'est souvent ce que l'on ressent », explique Juliana Quintana, la journaliste d'El Surtidor en charge de l’investigation et du reportage dans l’équipe qui a travaillé sur le projet. Consciente que les faits montrent qu’il est de plus en plus difficile de capter l’attention du public en ligne, face à une surstimulation, et la multiplication des enjeux, elle endosse la responsabilité pour les journalistes de se réinventer : « Si nous ne sommes pas entendus par les personnes qui ont le pouvoir de changer la condition de ces femmes, il est nécessaire de nous adapter au changement d'époque. »
Aux côtés de Juliana, l’équipe est composée d’illustrateurs, de maquettistes, d’éditeurs et aussi, d’UX writers, dont Sebastián Hacher, qui considère ce chatbot comme une nouvelle interface, « au même titre qu’un magazine ». Fort de nombreuses années d’expérience dans l’intelligence artificielle, la conception de chatbot mais aussi les récits de non-fiction, il attribue à cette interface « la qualité de créer une interaction très naturelle avec le lecteur. »
« On se comporte toujours de manière différente dans un échange direct »
Une réussite, puisque non seulement Eva a capté l’attention du public et de la communauté journalistique, mais aussi parce que tous deux ont été « très surpris de constater que nous avions moins de trolls que nous ne l'avions imaginé. Les utilisateurs ont montré beaucoup d’empathie à son égard, peut-être parce qu’on s’approche d’un échange privé avec un être humain, et on se comporte toujours de manière différente dans un échange direct. »
Cette proximité est à double sens, Juliana l’a constaté dans les nombreux entretiens qu’elle a conduits à la prison Buen Pastor à Asunción : « Je suis très fière de ce travail car il m’a permis d’établir une relation avec le sujet d’une proximité et d’une profondeur que je n’avais jamais atteintes jusqu’ici ».
Une démarche qui témoigne de la rigueur du travail journalistique. En cherchant à mettre en place un échange direct entre le sujet et le lecteur, on pourrait craindre la disparition du journaliste en tant qu’intermédiaire, nécessaire pour la vérification des informations, la mise en contexte et en perspective de celle-ci, ou la garantie de l’anonymat. Toutes les exigences que l’équipe d’El Surtidor a pris soin de respecter : « Nous en avons discuté avec elle, nous avons essayé de l'impliquer autant que possible et de savoir comment elle voulait que nous racontions son histoire. Ensuite, nous avons cherché à éditer le moins possible ses propos, tout en les replaçant dans le contexte de la condition de ces femmes et de la guerre contre le trafic de drogue. L'intermédiaire était présent au moment où il le devait et il s’est retiré au moment où il le devait également. »
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