
Les codes de la famille changent, et certains pères voudraient voir leur rôle réévalué. Une demande qui n’est pas toujours facile à formuler…, ni à respecter.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la psychologie et la sociologie interrogent profondément la (ou plutôt les) maternité(s). Mais la place du père, elle, reste un impensé, remarque le psychologue et psychanalyste Kevin Hiridjee, auteur de l’ouvrage Qu’est-ce qu’un père ? (Fayard, 2024).
Les années 80 voient apparaître la figure culturelle du « nouveau père », retrace-t-il : des hommes qui, face à des femmes qui réclament de retourner au travail et ne plus être aliénées à la maternité, se retrouvent en charge des enfants. Si ce nouvel archétype trouve sa place au ciné – Trois Hommes et un couffin, Madame Doubtfire, Kramer contre Kramer… –, il reste peu ancré dans la réalité. Le mouvement est néanmoins enclenché : on peut enfin imaginer à quoi ressemble un homme qui s’occupe d’un bébé.
Trente ans plus tard, la famille se réinvente : homoparentalité, coparentalité, transparentalité, dons de gamètes et congélation d’ovocytes…, et de nouveaux modèles familiaux apparaissent. Les femmes racontent leur charge mentale, leurs regrets parfois, exigent des hommes qu’ils prennent leurs responsabilités. En 2002, le congé paternité entre dans la loi et passe de 11 à 25 jours en 2021.
Et les pères dans tout ça ? Eux aussi s’interrogent et veulent prendre leur place. Dans les maternités, les centres de fertilité et son cabinet en ville, Kevin Hiridjee reçoit ces nouveaux ou aspirants pères. De ses consultations, il a tiré Qu’est-ce qu’un père ? , un livre à la fois passionnant et délicat. Interview.
Les pères se questionnent-ils sur leur rapport à la paternité ?
K. H. : Ceux que je rencontre sont très préoccupés par le désir d’être de bons pères. Cette préoccupation est concomitante avec le constat qu’on ne parle pas beaucoup d’eux, qu’on ne leur donne pas vraiment de place dans les maternités, en pédopsychiatrie, dans les crèches…, la société n’est pas à la hauteur de leurs attentes.
L’un des pères que vous suivez se dit « présumé coupable », un autre évoque le concept de « père gadget ». Vous parlez même de « domination féminine systémique », « d’exclusion douloureuse ». Y a-t-il un déni de la place du père, une méfiance ?
K. H. : Il y a un très grand malaise dans les institutions soignantes, notamment dans les maternités et services de PMA et certains services liés à l’enfance. D’un côté, on voudrait que le père soit présent ; de l’autre, on a du mal à lui faire une place véritable et claire. Il y a une ambiguïté dans les signaux envoyés par ces institutions, un côté « présent, je te fuis, absent, je te cherche ». Certains mettent ça sur le compte d’une domination systémique. Je ne reprends pas ces termes à mon compte – ce vécu est le leur. Mais ces injonctions contradictoires les déstabilisent beaucoup.
Pourquoi n’arrive-t-on pas à leur faire de place ?
K. H. : Ce sont sans doute des institutions qui ont fonctionné pendant des décennies, voire des siècles, en étant des domaines réservés de la mère. Progressivement, les pères entrent dans ce lieu sanctuarisé. La question de la domination masculine est complexe. On attend des hommes qu’ils fassent un effort, mais le corollaire est que ces lieux matrifocaux doivent considérer qu’il est légitime et utile pour les mères et les enfants de faire une place au père. Explicitement, c’est ce qui est dit ; implicitement, c’est plus compliqué.
Vous évoquez la transparentalité, les dons de sperme ou encore la gestation pour autrui (GPA). Ces paternités doivent s’inventer. Est-ce un moyen de rebattre les cartes pour tous les pères ?
K. H. : Oui. Ça montre que la paternité peut être construite hors des configurations hétérosexuelles, qu’elle n’est pas figée. Elle dépend de la volonté et de la construction psychique individuelle et ça lui donne une plasticité beaucoup plus grande.
L’enjeu du don de sperme est amené à devenir de plus en plus courant avec le droit à l’information des enfants nés de dons de gamètes. Quels contours pour cette filiation ?
K. H. : La levée de l’anonymat oblige à s’interroger sur ce lien proto familial ou par extension : les donneurs, mais aussi les frères et sœurs nés du même donneur. La filiation reste celle des parents qui ont fait le choix d’avoir un enfant. Le donneur n’est pas inscrit dans les liens de filiation. Cela protège les parents, mais pose la question de la place qu’on lui donne. Certains disent qu’il faudrait lui faire une place dans l’état civil, mais les donneurs ne le demandent pas. On est dans une zone grise ; c’est à la sociologie de s’emparer de la nature spécifique de ce lien.
On a vu des formes extrêmes de superpaternités avec le documentaire L’homme aux mille enfants, le film Starbuck, mais aussi des figures comme Elon Musk. Qu’en pensez-vous ?
K. H. : On voit en effet des hommes qui viennent plusieurs fois, ou, lorsqu’ils passent hors institution, donnent régulièrement à des couples de femmes. On peut s’interroger sur le fantasme du patriarche qu’il y a derrière. Je me demande s’il n’y a pas une forme de comportement maniaque chez ces hommes qui veulent laisser une trace après eux. À quoi ces excès renvoient-ils ? Cela nous interroge sur le rapport que certains hommes entretiennent avec leur semence, qu’ils considèrent comme un matériel illimité, jamais obsolescent. Peut-être est-ce lié à un fantasme de toute puissance ?
Homoparentalité, transparentalité, coparentalité… L’expression de ces paternités « émergentes » est-elle vraiment différente des parentalités dites classiques ?
K. H. : L’expression des paternités hétérosexuelles est déjà extrêmement diverse. Les paternités « émergentes » sont le prolongement de ces diversités. Qualitativement, je ne vois pas de différence entre un père qui a eu des enfants dans un couple homosexuel ou hétérosexuel. Ils sont confrontés aux mêmes enjeux, aux mêmes difficultés dans leurs rapports à leur propre père et à leur propre filiation. L’orientation sexuelle ne suffit absolument pas à définir un type de paternité.
Vous écrivez que la souffrance des hommes a été minimisée parce qu’ils appartiennent à un groupe collectivement dominant. Hommes et femmes ont donc ici un intérêt commun à la fin du système patriarcal ?
K. H. : Du point de vue de la paternité, et de la qualité du lien du père à l’enfant, les pères ont gagné énormément de droits grâce aux femmes et au féminisme. Il y a une dette morale immense à cet égard, et elle n’est pas toujours très bien reconnue.
Vous expliquez que « les rôles des pères et mères étaient vus comme interchangeables au Moyen Âge ». On pourrait revenir à cette figure du père « maternant » ?
K. H. : Je fais partie de ceux qui sont convaincus que le maternage n’est pas genré – en anglais, c’est un verbe, « to mother ». Depuis les années 1980, avec les travaux d’Elisabeth Badinter, on sait que les mères n’ont pas d’instinct maternel. Les pères ne sont pas non plus incompétents de façon innée. Pour être un bon père, il faut avoir la capacité à conjuguer deux registres de style : la tendresse, l’accueil, l’ouverture à l’enfant d’un côté, et un registre contenant, qui relève de l’autorité. Un enfant a besoin de ces deux registres et les deux parents peuvent lui apporter de façon équivalente. Progressivement, les hommes comprennent qu’il y a un très grand plaisir à être au contact de leur enfant. Certains hommes demandent, par exemple, à leur compagne de ne pas allaiter pour pouvoir donner le biberon. Ils ne l’avoueraient pas facilement, mais ils adorent materner.
Vous remarquez qu’aucun de ces pères ne vous parle de sa femme. Que révèle cet effacement ?
K. H. : Plusieurs choses. D’abord, le fait que c’est très compliqué pour deux parents d’être trois. La tendance naturelle pousse à chercher des relations duelles : un père et son enfant qui excluent la femme, un couple qui a du mal à s’occuper de son enfant, ou, et c’est souvent le cas, une mère et son enfant qui excluent le père. Ensuite, il raconte un fantasme de la parentalité : celui d’avoir fait un bébé toute seule et de vouloir être le seul parent. Chez les pères, ce fantasme puise dans la mythologie. Zeus a avalé Métis, la mère d’Athéna, et Athéna est sortie du crâne de Zeus. Cet avalement de la mère par le père, j’en vois des traces très fines dans le récit de certains hommes qui effacent leurs femmes. Comme s’ils l’avaient avalé. Comme si elle n’était qu’un four à pain et que le vrai parent était eux.
Cela ressemble aux modèles traditionnels où le père était dépositaire de l’autorité parentale…
K. H. : Tout à fait. Sous couvert d’égalité des genres, certains aspects de la domination masculine réapparaissent.
A-t-on des représentations culturelles de ces nouvelles paternités ?
K. H. : Le film Les trois frères avec Didier Bourdon, Bernard Campan est intéressant parce qu’il montre à quel point il est important pour les pères d’être accompagnés par d’autres hommes. On voit des groupes de pères apparaître, des cafés où les pères se réunissent, des groupes WhatsApp… L’amitié paternelle, ça n’existait pas dans les années 1980. Surtout, Énorme, de Sophie Letourneur, est l’illustration la plus parlante d’un mouvement contemporain. On y voit un homme qui fait une spectaculaire couvade et s’approprie toute la grossesse. C’est à mourir de rire et assez terrifiant.
EPendant 10 ans, quotidiennement sous la formes de chroniques, de reportages et de réalisations de dossiers, j’ai traité ces mutations à l’antenne des Maternelles sur France 5, à l’antenne de Parenthesz radio, dans mon émission Des sourires et des hommes, ou dans la presse magazine , notamment Côté Mômes.
Aujourd’hui je cherche à produire un projet de magazine tv, qui pourrait exister en web tv, sur toutes ces mutations, intitulé Barbecue.
Article super intéressant merci !