
Sans boss, sans collègue, sans salarié, c'est comme ça qu'ils voient leur job. Le mouvement gagne. Et il en dit long sur les changements de notre rapport au travail.
Flavie Prévot a délaissé le monde du salariat puis du freelancing pour adopter un business model plus respectueux de son style de vie. « J'étais cadre dans une grosse boîte. Je manageais six cents personnes et je passais ma vie à réaliser des entretiens de performance. J'ai pensé à monter une start-up, mais j'étais enceinte et je ne me voyais pas travailler 90 heures par semaine et lever des fonds pendant six mois, sans voir mes enfants. » Elle devient freelance, mais ne parvient pas à se rémunérer assez en vendant son temps. « J'allais gagner moins que lorsque j'étais salariée, à près de quarante ans, avec une famille à charge. » C'est là qu'elle envisage le solopreneuriat, « un business qui s'adapte à la vie des gens et non l'inverse, qui permet une plus grande flexibilité horaire, une liberté géographique, un nomadisme numérique. » [le fait de travailler tout en voyageant grâce aux outils numériques] En montant son média Le Board et son incubateur de solopreneurs, Flavie a pu quitter l'agitation parisienne pour la ville de son choix, Nantes.
Un lifestyle business
Charles-Elias Farah, vingt-huit ans, avait en apparence coché toutes les cases de la réussite. Après une classe préparatoire et des études en école de commerce, il intègre un grand cabinet de conseil en stratégie américain, acquiert une situation stable et un salaire confortable. Mais très vite, il a soif de plus de libertés et rêve d'un business taillé sur mesure. « Il y avait du présentéisme. On pouvait faire des horaires très étendus, parfois rester de 9h à 23h. Et ce n'est pas parce qu'on travaillait non-stop, mais parce que de 14h à 17h, on attendait le retour d'un manager, sans lequel on ne pouvait avancer. Et puis il y avait la dimension financière. Je gagnais bien ma vie, mais j'avais plus d'ambitions. »
C'est cette volonté de croître et d'augmenter ses revenus rapidement qui amène souvent les entrepreneurs à préférer le solopreneuriat au freelancing ou à la start-up. Alors que le freelance vend son temps, le solopreneur développe des produits « scalables » , qui une fois créés rapportent de l'argent sans engendrer d'importants coûts supplémentaires. Leur lancement ne nécessite pas de lever des fonds, ni de rendre des comptes à des actionnaires. Parmi les produits « scalables » vendus par les solopreneurs, on trouve des logiciels informatiques (le solopreneur est alors qualifié d' « indie hacker » ), ou des formations pour acquérir des compétences dans des domaines variés, allant du copyrighting, du marketing digital, de la finance, de l'intelligence artificielle, du yoga ou de la confection d'éclairs au chocolat.
Retrouver du sens au travail
Derrière le choix de ce modèle se cache souvent un mal-être au travail. Alex Callen fait partie de ces désabusés. Après des études en école de commerce, il devient responsable marketing pour les petites surfaces de proximité de l'enseigne Carrefour, mais il se sent vite à l'étroit dans cet univers très cadré. « Mes missions, toutes semblables, n'étaient pas passionnantes. Je m'ennuyais, j'avais six mois d'avance sur mes objectifs. Je voulais être force de propositions, mais il y avait tout un process pour innover, tout prenait du temps. Je ne me sentais pas intellectuellement stimulé, je sentais que je pouvais faire plus et j'en avais envie. J'avais besoin d'autonomie, de liberté, de pouvoir aligner mon travail avec mes valeurs. » Alex pose sa démission et s'envole pour le Brésil où il devient media buyer, acheteur d'espaces publicitaires en ligne, et formateur en media buying.
Sélim Niederhoffer a lui aussi connu la vie de bureau de 2005 à 2008. Après les habituelles études de commerce, il devient acheteur de plastique pour de grandes boîtes comme General Electric, Schneider Electric, Valeo. Lors de la crise des subprimes en 2007, il bénéficie d'un plan de départ et s'interroge sur ce qu'il souhaite réellement faire de sa vie. « Je me suis rendu compte que depuis mon entrée dans le système scolaire, je n'avais jamais pris une seconde pour y réfléchir. J'avais la chance, pour la première fois, d'avoir de l'argent de côté, de ne plus avoir à obéir à personne pendant deux ans. Mon travail ne m'intéressait pas. Ce que j'aimais depuis toujours, c'était écrire. » Sélim s'engage dans une carrière de community manager, puis de copywriter, et bâtit sa boîte Les mots magiques, pour vendre des formations en copywriting. Déterminé à devenir la référence en la matière, il écrit Le guide du copywriting, et lance sa chaîne YouTube, qui comptabilise 11,7 k abonnés.
La création de contenus n'est pas rare chez les solopreneurs. Flavie a lancé son podcast Le Board, qui prodigue des conseils aux freelances souhaitant passer le cap du solopreneuriat. « J'avais envie de faire quelque chose de plus artisanal, d'utiliser mes dix doigts. Le monde corporate est contraint, fait de modèles de PowerPoint. Les solopreneurs sont souvent des bidouilleurs, des touche-à-tout, qui aiment être polyvalents. lls apprennent d'eux-mêmes à communiquer sur les réseaux et à créer des produits en ligne ».
Une liberté qui a un prix
Malgré la promesse de flexibilité qu'il porte en germe, le solopreneuriat ne rime pas avec emploi du temps allégé. Loin s'en faut. Flavie en fait l'expérience : « La séparation vie professionnelle, vie privée est compliquée. Comme on exerce souvent avec passion, c'est dur de se fixer des limites ». Elle a pris le parti d'imbriquer les deux mondes. « Je ne travaille pas les mercredis pour m'occuper de mes enfants, mais il m'arrive de monter un petit podcast pendant qu'ils font la sieste. Je fais aussi des « tracances » [contraction de « travail » et « vacances » ]. Je bosse 2-3 heures le matin et après je profite avec mes enfants. » Si elle reconnaît la difficulté à déconnecter dans ce contexte, elle estime y gagner en qualité de vie. À la condition, de poser des limites claires dans le couple en ce qui concerne la charge mentale et les tâches ménagères. « À un moment, comme je télétravaillais, j'étais réceptionneuse de colis Amazon, plombier, etc., et cela me coupait dans mon travail. »
À ce risque s'ajoute l'absence de protection du salariat. « Le solopreneur, comme son nom l'indique, est la personne clé dans son business, donc si demain il est fatigué ou malade, son business est très ralenti, voire à l'arrêt. Bien sûr, il peut progressivement déléguer, mais il reste le goulot d'étranglement de sa boîte », souligne Charles-Elias Farah.
Solo, vraiment ?
De manière un peu trompeuse le terme « solopreneur » laisse entendre que l'entrepreneur travaille seul. L'intelligence artificielle lui permet certes d'automatiser une partie des tâches, et les réseaux sociaux facilitent le travail solitaire, toutefois passer un certain stade, il doit s'entourer d'une armada de freelances. Nina Ramen, experte en copywriting, a créé le bootcamp RamenTaFraise, qui forme les femmes entrepreneures à se vendre sur les réseaux, dans un milieu entrepreneurial encore dominé par les hommes. Au fil des années, elle a constitué une véritable communauté sur LinkedIn, dont elle est la top voice. La demande a suivi, l'obligeant à déléguer. « J'ai une boîte qui fait plus d'un million d'euros de chiffre d'affaires par an. Je travaille avec une quarantaine de freelances, parce que j'ai l'amour de la liberté et la culture de ne pas être salariée, ou de salarier des gens. Je fais aussi appel à leurs services lorsqu'il me manque une compétence ».
L'ère des autoentrepreneurs
Solopreneur n'est pas un statut juridique, mais un modèle d'entreprendre. Le nombre de solopreneurs en France est donc difficile à quantifier. On sait toutefois qu'entre 2000 et 2022, le nombre annuel de créations d’entreprises a été multiplié par plus de quatre en France (France Stratégie), avec une part croissante occupée par les microentreprises. Et cette tendance ne semble pas s'inverser, avec l'augmentation constante de la polyactivité (selon l'Urssaf) ou des side hustles (projets menés en parallèle d'une activité principale), sur le modèle états-unien. Flavie Prévot l'a constaté : « Il y a de plus en plus de polyactifs, de gens qui sont microentrepreneurs en parallèle de leur CDI, notamment chez les jeunes. Ils ne veulent plus seulement être salariés, mais aussi monter leur propre business à côté. »
Mais, est-ce vraiment un choix ?
Pour Sélim, la tendance au solopreneuriat relève davantage d' « une nécessité ». « En France, on a créé le régime de l'autoentrepreneur en 2008 pour faire baisser les chiffres du chômage. Grâce à la législation, à ce nouvel outil de flexibilisation du travail, de nombreuses grosses ou moyennes boîtes ont eu recours à des autoentrepreneurs pendant trois ou quatre ans, plutôt que d'embaucher. Cela leur a permis de réduire leurs coûts et de limiter les risques, puisqu'il est beaucoup plus facile de lourder un entrepreneur qu'un salarié ». Selon lui, c'est avant tout le marché, la structure du travail qui a évolué. « Je pense que beaucoup de gens sont obligés de créer leur activité parce qu'ils ne se retrouvent pas dans le monde "corporate", qu'ils n'ont pas les compétences attendues. »
S'observe alors un paradoxe, car le solopreneur à succès, qui a fui le freelancing, participe de cette précarisation en sous-traitant à des freelances plutôt que d'embaucher. Sélim l'admet : « Au niveau microéconomique, si on a envie de grandir, on va jouer avec tous les ressorts à notre disposition, et recourir massivement aux freelances. Mais au niveau macro, si tout le monde fait ça, on maintient la société dans la précarité. C'est compliqué de savoir à quel degré on est responsable de la vie des autres. J'ai moi-même choisi un statut risqué. Tout un pan de l'économie se développe autour du freelancing, pas forcément pour le meilleur ».
Les femmes en première ligne de la précarisation
La précarisation des entrepreneurs touche davantage les femmes, alors même que leur nombre augmente (passant de 40,6 % des créateurs d’entreprises en 2021 à 43,7 % en 2022 selon l'Urssaf). Ce constat a poussé Nina Ramen à réserver son accompagnement aux femmes. « Mon ambition, c'est d'aider les entrepreneures à augmenter leur chiffre d'affaires et à prendre leur part du gâteau, parce que les inégalités présentes dans le monde salarial sont décuplées dans l'entrepreneuriat, qui est très libéral. Il n'existe pas de politique comme en entreprise pour s'assurer qu'à niveau de compétences égal, le salaire est identique ». Nina a fait naître un véritable collectif de solopreneures et de freelances, qui se recommandent entre elles, sont clientes les unes des autres.
Les limites à la croissance
Si tous les solopreneurs interrogés sont satisfaits de leur situation, la plupart ambitionnent de développer leur boîte et ne sont pas fermés à l'idée de salarier à terme. Ce n'est pas le cas d'Aurélie Moulin, devenue experte en marketing Instagram en 2018, après avoir travaillé dix ans pour le groupe Auféminin, dont elle « avait fait le tour ». « L'objectif de certains solopreneurs, c'est de devenir millionnaires, d'avoir une grosse boîte. Je ne suis pas du tout dans cette démarche-là. Plus on a de clients, moins on peut tout gérer seul. Il faut soit baisser en qualité, soit embaucher quelqu'un. Je vis bien, je n'aspire pas à plus. Après, ça devient de la croissance pour de la croissance, il n'y a pas d'autre motivation. »
Merci beaucoup pour ce chouette papier, Marie.
J'ajoute deux références de livres récents pour devenir solopreneur :
ONE de Paul Jarvis
Quitter le salariat, travailler en liberté de Stéphane Truphème
Article super intéressant, qui m'a permis de faire la différence entre micro entreprise et solopreneur.
Ce regard objectif, permet dd mettre en lumière que, chaque patron, va choisir le mode QUI LUI correspond. En fonction de sa vie privé.
Merci bcp
Un grand merci pour les nuances apportées à ce sujet qui peut faire à la fois rêver et peur !
Bonjour et merci pour cet article ! De mon côté je suis solopreneure en coopérative d'activité et d'emploi depuis un an chez CAP Services à Lyon : c'est un système méconnu qui justement permet d'éviter la précarisation des status auto et micro BNC, en donnant la possibilité de conserver des droits sociaux (être à terme salarié de sa propre activité) tout en travaillant au sein d'un collectif qui mutualise la comptabilité et l'accompagnement au lancement et au développement d'activité. Nous nous faisons aussi travailler mutuellement si besoin et évitons ainsi un recours massif à d'autres précaires.
C'est une alternative intéressante dont vous ne parlez pas mais elle existe depuis 30 ans. Nous sommes 300 dans ma CAE ! Ce qui m'a motivée c'est comme le dit Sélim, d'une part l'envie de trouver plus de sens que dans le salariat classique où je me trouvais limitée dans mes choix, et de trouver une alternative à la micro / à l'auto-entrepreneuriat qui en effet précarise sur le long terme et ne permet de se constituer ni droits sociaux, ni trésorerie suffisante en cas de baisse d'activité. J'ai également été au préalable 6 ans en micro BNC donc je vois très bien la différence... Je serai heureuse de vous en dire plus si cela vous intéresse. Lucile Reynard