
La conquête spatiale et l'exploration sous-marine ouvrent un nouveau champ des possibles pour l'architecture. Et si nous portions un regard positif sur ces possibilités ?
Architecte visionnaire et océanographe spécialiste de l'habitat littoral et sous-marin, Jacques Rougerie conçoit des habitats océaniques et des structures adaptées à la conquête spatiale depuis plusieurs dizaines d'années. Est-ce une réponse possible à la crise environnementale ? Il l’envisage.
Quelle est votre vision de l'architecture ?
Jacques Rougerie : Nous ne sommes plus au 20e siècle où il y avait une tendance très forte à l'uniformisation portée par de grands architectes comme Le Corbusier. Avec l'intelligence artificielle, avec le réseau planétaire tissé par la mondialisation et les nouvelles technologies, on connaît les cultures et la géographie de chaque lieu. C'est ce qui fait que l'architecture devient de plus en plus diversifiée et pluridisciplinaire, et qu'elle s'adapte en fonction des conditions climatiques, sociétales, et économiques. Il n'y aura plus le phénomène pyramidal de l'architecte qui a une vision à lui tout seul. Demain, la façon de construire sera mieux adaptée à la réalité des géographies humaines et physiques. Il y aura un plus grand respect des cadres de vie et de l'environnement.
Justement, dans quelle mesure, votre architecture permet-elle de répondre à la crise climatique ?
J.R. : Comme le disait Léonard de Vinci, "Allez prendre vos leçons dans la nature, c'est là qu'est notre futur". Aujourd'hui, la transversalité des disciplines fait que l'architecture tend de plus en plus vers le biomimétisme, la bio-inspiration, la bio-morphologie. Avec les imprimantes 3D et les nouveaux matériaux, il est possible de concevoir des bâtiments qui intègrent la question climatique, la transformation de la mobilité urbaine, et le retour de la campagne dans la ville. Ce sont des enjeux sur lesquels énormément d'aménageurs, d'architectes et d'urbanistes réfléchissent actuellement.
L'architecture de demain sera donc respectueuse de la nature ?
J.R. C'est quelque chose qui monte en puissance à travers le monde, peut-être pas assez vite, mais il y a une tendance forte. Les industriels penchent aussi dans cette direction. L'économie de ce siècle sera verte et bleue par nécessité. Et l'architecture correspondra à ces données.
Vous faites partie des rares architectes qui ont imaginé des infrastructures et des bâtiments sous-marins. Cela relève-t-il d'un travail d'anticipation de la hausse du niveau des mers ?
J.R. : Il y a le facteur du trait de côte, directement lié à la montée du niveau des eaux océaniques, qui va impacter à peu près 70% de la population mondiale en 2050. Ce sont des centaines de millions d'individus qui vont devenir des réfugiés climatiques. C'est une réalité préoccupante, mais nous avons trois générations devant nous pour résoudre ce problème. Tout ce qui est de l'ordre de l'architecture bionique peut apporter des solutions. Nous travaillons actuellement sur un projet en Polynésie française pour sauver l'atoll Mopelia qui va être complètement submergé dans quelques années. Nous allons construire des structures flottantes au cœur du lagon pour que les 5 000 pêcheurs qui y vivent puissent rester sur leurs terres ancestrales. Pour la plupart des pays, accueillir un million de personnes est problématique. La situation deviendra catastrophique lorsque ce seront des centaines de millions de personnes qui seront déplacées...
Notre intérêt commun est d'anticiper les problèmes qui vont arriver. Il y a un autre enjeu, c'est celui de l'exploration. Le monde subaquatique est gigantesque. C'est 71% de la surface du globe dont on ne connait que très peu de choses, encore aujourd'hui. Ça offre des potentialités extraordinaires, avec énormément d'avancées positives dont l'humanité pourrait profiter, notamment en ce qui concerne la nourriture du futur et la pharmacologie. Aujourd'hui, on essaye de rester le plus longtemps possible sous l'eau. Demain, le plancher océanique pourrait accueillir des centres de recherche, des bases industrielles, ou des complexes hôteliers respectueux de l'environnement et de la biodiversité subaquatiques.
Comment travaillez-vous sur ces structures spécifiques pour garantir la sécurité des habitants ?
J.R. : Ce n'est pas un travail d'architecte naval. C'est autre chose. C'est la poussée d’Archimède, la pression, la troisième dimension. On ne peut pas se baser sur les données terrestres pour faire de l'architecture subaquatique. Il faut adopter une approche pluridisciplinaire. De ce fait, je travaille avec des équipes d'ingénieurs, de sociologues, de psychologues. On ne vit pas pareil sous l'eau. Les sens sont modifiés. J'ai eu la chance de faire 13 expériences d'habitat sous la mer. C'est extraordinaire mais ce sont des modes de vie qui n'ont rien à voir avec ceux que l'on connaît.
Vous faites aussi partie des rares architectes qui ont travaillé sur des bâtiments et des infrastructures dédiées à l'espace.... Selon vous, l'avenir de l'humanité ne se situe pas uniquement sur terre ?
J.R. : L'échappée extraterrestre est une réalité vers laquelle on tend irrémédiablement. Si on veut sauvegarder l'humanité, il faut accepter le fait que notre planète disparaîtra dans quelques centaines de millions d'années et agir en conséquence. Force est de constater qu'on regarde vers les étoiles depuis la nuit des temps. À notre époque, nous avons la chance de vivre avec la conquête spatiale, avec des fusées et des lanceurs toujours plus efficaces, et avec une connaissance bien meilleure de l'univers.
L'espace va se développer de plus en plus car c'est là que se trouve en grande partie l’avenir de l'humanité, que ce soit sur la Lune, sur Mars, ou sur d'autres planètes. Je m'efforce de préparer le terrain en coopérant avec des ingénieurs et des médecins. J'ai notamment conçu un village lunaire adapté à des séjours de très longue durée. Pour mettre au point des structures de ce type, il faut là encore travailler avec des équipes pluridisciplinaires, mais aussi s'appuyer sur de nouvelles façons de penser. Il faut changer de paradigme.
L'océan et l'espace vont-ils faire évoluer l'architecture ?
J.R. : Assurément. Il va y avoir une synergie entre ces deux nouveaux mondes et l'architecture terrestre. C'est ça qui m'intéresse énormément. Chacun de ces territoires peut se nourrir des données de l'autre. Cela permet de faire évoluer les technologies et la manière d'aborder les problèmes.
Au-delà des solutions à apporter au réchauffement climatique, la conquête de nouveaux espaces habitables pourrait devenir un facteur essentiel à la survie de l'humanité ?
J.R. : Oui, absolument. L'être humain est extraordinaire du point de vue physiologique. L'adaptation des Inuits, des Tuaregs, des Indiens d'Amazonie à leur environnement s'est faite progressivement au fil des siècles. Actuellement, la capacité à vivre en milieu marin ou spatial connaît une accélération extraordinaire. Et l'intelligence artificielle va nous permettre d'aller encore plus vite. Ce sont des territoires nouveaux qui intéressent de plus en plus de jeunes.
Il y a ce basculement planétaire sur les grands enjeux environnementaux, qui est la priorité des priorités pour l'instant. On est capable de redresser la barre. Il faut arrêter de faire du catastrophisme. Le monde s'engage dans cette direction. Il y a dix ans, ce n'était pas le cas. Les jeunes sont concernés au premier chef par ces enjeux et ce sont eux qui vont tenir les rênes de l'industrie, de l'économie et de la politique. Ils prendront les décisions qui s'imposent par rapport à la nature et à l'humain. En parallèle, le fait que l'océan et l'espace s'ouvrent à eux constitue une énorme opportunité.
C'est une génération qui a un champ d'exploration extraordinaire à portée de main. Alors bien sûr, il y a encore énormément de misère et de choses intolérables. J'ai parcouru le globe, et je connais très bien ce côté négatif de l'humain, mais il y a aussi de très belles personnes qui œuvrent pour un monde durable et désirable.
Il faut expliquer aux jeunes la chance qu'ils ont de vivre à notre époque, mais si vous ne leur montrez que ce qui ne va pas, ils n'auront pas envie de se lever le matin. L'optimisme est un carburant.
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