Ritchie et Golo mangent des burgers

Start-up kebab : le fast-food, eldorado exigeant d'une génération d'entrepreneurs ultra-enthousiastes

© Isma sur YouTube

Le youtubeur star Michou, les rappeurs Ninho et Seth Gueko, ou encore Niska avec le footballeur Mamadou Sakho... tous ont lancé leur chaîne de restauration rapide. Le fast-food, voie royale pour des entrepreneurs nouvelle génération ?

Entre les cuisines d’un snack et une carrière d’influenceur, il n’y a désormais qu’un pas. Isma l’a passé. En 2014, il a 22 ans et ouvre un premier snack à Sartrouville ; puis, trois années plus tard, un autre à Épinay-sur-Seine. « Quelque chose de simple, une juste mesure entre bon, mais pas trop cher », décrit-il dans une vidéo. Isma a l’âme d’un entrepreneur et ne compte pas ses heures. « J’ai arrêté l’école à 15 ans et j’ai commencé tout de suite à travailler dans la restauration rapide. Je ne me rendais pas compte que ce travail était si dur, pour moi c’était la norme. C’est en quittant la restauration que j’ai compris la pénibilité de ce travail. » Malgré tout, l’industrie du fast-food le passionne. « Préparer un sandwich et voir quelqu’un se régaler, c’est une réelle satisfaction. Et puis il y a le côté entrepreneur : réfléchir à une recette, faire des tests, la lancer sur le marché. C’est très gratifiant. »

En 2017, Florian OnAir, pionnier des influenceurs fast-food, avec aujourd’hui 719k abonnés sur YouTube, vient lui rendre visite. Entre les deux gourmets, le courant passe et ils créent la Brigade des Fast-Food, une escouade de trois amis en mission pour goûter les meilleurs restos rapides de France. En 2020, Isma prend son envol et crée sa propre chaîne, Isma La Brigade (310k sur Tiktok, environ 120k sur YouTube et Instagram). Seul aux commandes, cette chaîne « c’est toute [sa] vie », dit-il. « Je me réveille, je fais ça ; je me couche, je fais ça. Je n’ai aucune limite, c’est presque addictif. Est-ce que ça découle de mon côté entrepreneur où toute ma vie est donnée au travail ? Possible. »

@isma_labrigade

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♬ son original - ISMA

Isma parle vite, est spontané et a la bonne humeur communicative. Dans ses vidéos, il « reste lui-même », c’est-à-dire qu’il mange ce qui lui fait plaisir (tant que c’est hallal) et partage ses repas avec des gens dont il est curieux. « Je parle avec des personnes aux parcours atypiques. Je pars du principe que si je prends l’attention des gens, j’ai une certaine responsabilité. J’ai invité un politicien, mangé avec une famille juive pendant une de leurs fêtes pour découvrir leur culture, je parle de ce qui se passe à Gaza. Ce sont des sujets super importants, même si ça déplaît à certains. » Il invite aussi des célébrités. Quand un nouveau restaurant de smash burger s’ouvre à Marseille, il s’y rend avec le duo Golo et Ritchie (663k abonnés sur Tiktok, plus de 430 000 entrées au cinéma depuis août pour leur documentaire). Quand il visite le kebab le plus iconique de Vitry-sur-Seine, ce n’est pas sans un caméo de Mokobé, membre du mythique groupe de rap français 113. Il en profite aussi pour faire un tour dans une épicerie solidaire, qui lutte contre la précarité alimentaire.

Des débuts difficiles

Isma le reconnaît, il n’a connu sur son parcours aucun obstacle. Pourtant, pour les entrepreneurs pionniers du fast-food, les débuts ont été rudes.

Surnommé le roi du kebab, Hakim Benotmane ouvre son premier restau, Nabab Kebab, en 2003. ll a 19 ans. En 2006, il devient plus jeune franchiseur de France. En 2016, il est à la tête d’un réseau de 80 magasins qu’il vend à un fonds d’investissement. Aujourd’hui, il vit à Dubaï, revendique 120 millions d’euros d’actifs professionnels, et est à la tête d’un fonds d’investissement via lequel il continue d’investir dans l’univers de la restauration.

La trajectoire est impressionnante, le chemin parsemé d'embûches. Lorsqu’il pose les premières pierres de son empire, il y a plus de 20 ans, « le kebab avait une mauvaise image, c’était stigmatisé », dit-il. « On a essayé d’européaniser le concept. La dame de 70 ans qui mangeait chez Paul pouvait venir manger chez nous. » Pour le jeune originaire de Tours, monter son projet est un « parcours du combattant permanent », raconte-t-il aujourd’hui. « On avait déjà la confiance des clients, mais il nous fallait la confiance des bailleurs et des banquiers. » Jusqu’à, dit-il, les « contrôles fiscaux permanents » qui le poussent à vendre. « Pour l’administration fiscale, une enseigne de kebab était forcément une affaire de blanchiment d’argent. C’était très mal vu. »

Ce parcours du combattant, Mohamed Soualhi, fondateur de Tacos Avenue, l’a aussi connu. Nous sommes en 2007, il a à peine 19 ans et veut monter sa boîte. À Grenoble, d’où il vient, il découvre les tacos à la française. « Je trouvais que ce produit pouvait avoir une évolution, ça changeait de ce qu’on connaissait et il y avait de nombreux choix de viandes et de sauces. » Après avoir tenu boutique pendant un an dans sa ville natale, il s’installe à Montpellier et exporte le produit. « Il fallait vraiment faire découvrir ce concept, ça me plaisait. »

Lui aussi raconte les obstacles, et avant tout avec les banques. « Elles ont refusé de m’ouvrir un compte pro, même si je ne leur demandais pas de financement. Ç'a été une première surprise ». Et puis, il faut apprendre le métier : apprendre à manager, faire les papiers, l’hygiène, l’approvisionnement de produits, négocier les prix, gérer une clientèle, développer le chiffre d’affaires, tenir une trésorerie... La face cachée de ce métier exigeant. « Le plus dur, c’est qu’on ne se rend pas compte du nombre d’heures qu’on fait. On travaille 7 jours sur 7, de 9h du matin jusqu’à minuit. Ça se fait au détriment de la vie perso. Une fois qu’on se lance, on ne peut plus faire marche arrière », prévient-il. 

Un snack dans mon garage

« Ça fait un an et demi que je bosse à fond », confirme Mortadon, nouvellement chef et patron du O’Kalage du Brody, à Marseille. Rappeur, anciennement backeur de Jul et assistant de Soso Maness, il arbore sur le cou un tatouage Liga One Industry, du nom de l’ancien label de ces rappeurs devenus stars. Il a passé 12 ans dans l’industrie de la musique – jusqu’à n’en plus pouvoir. « Ça ne m’intéressait plus. Mon dernier anniversaire, je l’ai passé en larmes. J’en avais marre de cette vie, je voulais être auprès de ma femme et de ma fille. » Depuis longtemps, Mortadon voulait ouvrir un snack. Mais pour cela, il lui faut au moins 40 000 euros – qu’il n’a pas, explique-t-il. Qu’à cela ne tienne ; ici, c’est Marseille. « Il y a cette tradition des "calages". En gros, tu installes l’électricité dans ton garage, tu mets une télé, une PlayStation et tu vends des boissons. » Mortadon, lui, a « l’un des plus gros garages de Font-Vert », son quartier de Marseille Nord. Il commence à faire des travaux et partage ses aventures sur Snapchat. « On m’a donné une plancha, un four, des tables et des chaises. J’ai reçu de plus en plus de messages, même de gens en dehors de Marseille. Les brothers m’ont aidé mentalement à aller au bout du projet. » Sur les réseaux, on lui prodigue aussi des conseils : comment monter son statut d’autoentrepreneur, déposer sa marque, trouver un bon comptable... Hors ligne, un professionnel du quartier lui apprend les ficelles du métier. Le jour du lancement, c’est un carton plein. « Il y avait des gens du quartier, mais aussi d’ailleurs, raconte-t-il. Il y a eu des mecs de Dijon. Ça m’a tellement touché qu’ils viennent jusqu’ici. C’est quand même l’un des quartiers les plus dangereux de Marseille. » 

En tant qu’ancien de Liga One, Mortadon a une solide communauté sur Snapchat. Surtout, il a cet art tout marseillais de faire claquer les mots pour en faire devenir des gimmicks. Son truc à lui, c’est le « monstre » – une expression qui veut dire « c’est bien, ça tue », traduit-il – qu’il a enrichi de ses variantes « double monstre », « triple monstre ». Le slogan accroche. Dans la rue, les passants et automobilistes lui lancent des « monstres » à tout va. « On l’appelle l’avenue Monstre », dit-il en rigolant. Il dit bonjour à tout le monde : de la maîtresse d’école qui passe avec son groupe d’élèves, à cet ami fraîchement sorti de prison qui s’arrête en voiture pour le saluer. « Je suis accessible, toujours là. Ce n’est pas comme un influenceur que tu ne peux pas rencontrer. Ça fait plaisir aux gens de venir me voir, surtout aux enfants. »

Transmission du succès

Aujourd’hui, il profite de sa notoriété dans le quartier et sur les réseaux pour donner le goût de l’effort aux jeunes. « Je dis aux jeunes de travailler tôt, de monter leur propre business et devenir leur propre patron. » Dans ce quartier difficile de Marseille, le narcotrafic est présent. « On vient te chercher jusqu’à la maison », raconte-t-il. La tentation est d’autant plus difficile à repousser que les opportunités d’emplois peuvent se faire rares. Mortadon a travaillé 2 ans en intérim à l’usine Haribo. « C’est là que j’ai découvert que j’étais un taffeur de fou, les chefs se battaient pour m’avoir. » Arrivé au terme de ces contrats temporaires, on ne lui propose pas de CDI. L’accès à l’usine lui est tout bonnement coupé. « Ça m’a écœuré du travail. »

Visiblement, le goût lui est revenu. Le jour de notre visite, un jeune stagiaire se fait vertement remonter les bretelles parce qu’il est arrivé en retard. « Mortadon te donne ta chance, prend là », le houspillent les plus grands. Le jeune a 15 ans et est arrivé d’Algérie il y a deux ans sans ses parents. Il ne va plus à l’école. « Il est actif, débrouillard, respectueux mais il est tout seul », déplore Mortadon. À O’Kalage, il donne un coup de main, apprend l’éthique du travail et reçoit quelques billets en échange. « J’aimerais avoir plus pour donner plus, prendre deux ou trois jeunes », dit Mortadon.

Un ethos en écho à ce que Le Monde a appelé « le stage kebab » . « Ces stages par défaut que de nombreux jeunes de banlieue vont faire dans un kebab, une épicerie, un centre social, une pharmacie du quartier, souvent tenus par un proche », écrivent les journalistes. Si l’égalité d’opportunités est essentielle, l’industrie du fast-food reste un lieu où l’on peut apprendre, défendent les entrepreneurs. « En banlieue, on a besoin de quelqu’un qui nous prenne par la main et nous fasse passer un palier, nous dise qu’on peut le faire, analyse Isma. Avec ce phénomène de ghettoïsation, on est un peu renfermés sur nous-même. Pour moi, cette personne a été Florian OnAir. Cette transmission n'existe pas que dans la restauration et l’entrepreneuriat, elle existe dans toute la vie et le parcours d’un gamin de banlieue. »

Galettes sénégalaises et sororité

Aujourd’hui, dans l’industrie de la restauration rapide, la mode est à la franchise, remarque Isma – avec une durée de vie relative. « Avant, quand on voyait une franchise, elle était là pour durer des décennies. Aujourd’hui ça peut s’écrouler en quelques mois. » L’offre se diversifie : aux kebabs et aux tacos, se sont ajoutés les smash burgers, la soul food à base de gaufres, de Mac’n’cheese, et de poulet frit, les brunchs généreux, les fusions audacieuses (avez-vous entendu parler de Senegalette, le resto de galette bretonnes à la sénégalaise ? ). Les profils aussi évoluent. « Au début, on a attiré beaucoup de clients qui connaissaient la marque et voulaient ouvrir leur propre franchise, raconte Mohammed. Avec le temps, on a plus attiré des profils d’investisseurs, des cadres seniors qui voulaient devenir leur propre patron, parfois en pensant que ce serait moins de travail.» Aujourd’hui, les franchisés sont de tout âge et viennent de tout horizon, assure le patron, le nez dans ses listes. Point commun notable, ils sont à 80 % masculins reconnaît-il – ou bien ils travaillent en couple.

Même sur ce point, les choses changent, assure Isma. Il prend l’exemple de Sista Place, enseigne lancée en 2017 à Bois-Colombes (94) par trois femmes. Elles ont désormais six restaurants et s’apprêtent à en ouvrir deux autres. « Il y a aujourd’hui une diversité complètement folle, se réjouit Isma. Je vois des gens qui sont partis faire leurs études aux États-Unis, sont tombés fous amoureux d’une spécialité en bas de chez eux et sont revenus avec le challenge de monter leur projet. Il y a des couples qui veulent investir ensemble. Hier, j’ai rencontré un jeune de 35 ans qui a fait une reconversion professionnelle et s’est associé avec un ancien de 66 ans qui connaît le kebab comme sa poche. » Après tout, c’est bien le premier ingrédient de toute bonne gastronomie : être capable de rassembler.

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