spencer-scott-pugh-uzDCTCx6GXE-unsplash

L’agriculture biologique en quête de réenchantement

© Spencer Scott Pugh

Contrairement à la plupart de ses voisins européens, la France voit la part de bio reculer dans sa consommation alimentaire. À l'heure où les enjeux de transition agro-alimentaire n'ont jamais été aussi pressants, cette anomalie interpelle. Bonne nouvelle : pour les acteurs du secteur, les pistes de sortie de crise sont toutes tracées.

C'est un fait : l'agriculture biologique n'a plus le vent dans le dos en France. Après des années de forte croissance durant la décennie 2010 puis un pic de consommation en 2020 à la faveur des confinements, la machine s'est brutalement enrayée. Les idéaux sur le « monde d'après » ont été balayés par une crise inflationniste qui a participé à détourner les consommateurs d'un bio jugé trop cher et à l'image brouillée par la concurrence d'une foule d'autres labels. À l'emballement de l'inflation se sont ajoutées les conséquences du déclenchement de l'invasion russe en Ukraine. « Un discours a été construit sur le dos de ce conflit avec l'idée que l'important n'était pas de produire mieux mais surtout de produire plus. Ce retour dans le productivisme a mis l'agriculture biologique de côté » observe Philippe Camburet, président de la Fédération Nationale d'Agriculture Biologique (FNAB). 

Un temps moteur de la croissance du bio en Europe, la France se trouve désormais à la traîne. Si le pays conserve le plus important volume de surfaces cultivées en bio sur le Vieux Continent, le premier vignoble bio du monde et un patrimoine solide de 61 000 fermes, la consommation des particuliers décroche. En 2023, la part de produits bio dans le panier alimentaire des ménages est tombée à moins de 6%. Un niveau similaire à celui des Etats-Unis et nettement inférieur à des pays comme l'Autriche, la Suède, la Suisse ou encore le Danemark. « La France est à contretemps du reste de l'Europe. Les marchés redémarrent quasiment partout. Des pays comme l'Espagne et l'Italie, qui étaient surtout producteurs, se sont mis à consommer du bio. Au Royaume-Uni aussi, il y a de l'appétit pour le bio alors qu'ils ont subi une inflation alimentaire terrible » constate Laure Verdeau, directrice de l'Agence Bio, un groupement d'intérêt public en charge du développement, de la promotion et de la structuration de l’agriculture biologique française.

Les fruits amers du bio-bashing

Dès lors, comment expliquer ce mal français ? « Ailleurs, les distributeurs ont une politique plus volontariste. En Allemagne, les discounters se sont dit qu'ils allaient investir sur le bio, travailler la catégorie, faire du merchandising dessus. Le choix a été payant, ils ont gagné des parts de marché en alimentaire, poursuit Laure Verdeau. En France, la dynamique n'est pas du tout dans ce sens là, les distributeurs continuent de retirer du bio des rayons pour contrer la baisse de pouvoir d'achat en raison de la réputation du bio d'être plus onéreux que le conventionnel ». Cette infatigable défenseure du bio déplore par ailleurs un bio-bashing grandissant et un verrouillage de plus en plus fort en France autour de l'enjeu de sortie des pesticides. « Nous sommes le troisième pays à autoriser le plus de pesticides synthétiques en Europe. Ici, le présupposé, c'est : 'pas d'interdiction sans solution'. Ailleurs, c'est plutôt : 'pas de solution sans interdiction' » regrette-t-elle. 

Député (PS) de la 5e circonscription de Meurthe-et-Moselle et ancien agriculteur bio, Dominique Potier confirme : « On subit une contre-révolution depuis quelques années. Il y a une forme de relativisation du statut de triple référence sociale, économique et environnementale de la bio. C'est une hérésie car l'agriculture biologique, c'est précisément la démonstration que l'on peut répondre aux défis de l'alimentation et de la production en préservant nos écosystèmes. Il n'y aura pas de transition agroécologique sans la bio » .

Philippe Camburet estime de son côté que les difficultés actuelles du bio ne peuvent être comprises sans se poser la question de sa perception. « Aujourd'hui, le bio fait peur au consommateur. J'ai des collègues qui ne mettent plus en avant le logo AB sur les étiquettes des bouteilles de vin parce que c'est souvent connoté plus cher. Les consommateurs ont l'impression de se faire avoir » relate le président de la FNAB. Consciente du problème d'image de l'agriculture biologique, Laure Verdeau bat en brèche le cliché tenace d'un bio cher, inaccessible et réservé à une petite élite urbaine : « Il n'y a pas un prix du bio mais des prix du bio. Ils varient beaucoup selon le point de vente. Entre la grande surface et la vente directe, les prix n'ont rien à voir. Le bio n'est pas une affaire de pouvoir d'achat sinon il n'y aurait que ça à la table des plus riches. C'est une affaire d'information. On n'a jamais vraiment informé les gens sur le mieux-manger » . « Outre le fait que les pouvoirs publics doivent permettre aux gens d'avoir la liberté de consommer mieux, il y a un vrai enjeu d'éducation. Il faut sensibiliser dès l'école. On aimerait beaucoup voir les ministères de la Santé et de l'Education s'emparer plus frontalement de ces sujets » opine Philippe Camburet. 

« On a oublié de communiquer »  

Le problème d'image du bio, tous les acteurs du secteur s'accordent pour le constater. D'après la dernière édition du baromètre annuel de l'Agence Bio réalisé avec l'ObSoCo (Observatoire Société & Consommation) sur la perception et la consommation du bio, 1 Français sur 2 exprime des doutes sur l'authenticité du bio et 62 % assimilent le bio à du marketing. Ils ne sont par ailleurs que 39 % des 4 000 sondés à considérer qu'ils sont assez informés sur les impacts positifs du bio sur l'environnement et 41 % sur la santé.  « On a oublié de communiquer. Les moyens dédiés à la communication sont restés ridiculement faibles pendant très longtemps. En revanche, on voit les trésors de communication et de marketing qui ont été déployés pour certains produits laitiers et carnés dont tout le monde connaît les publicités. Résultat, on manque de lien avec la société » commente Philippe Camburet.

Dans le même esprit, Dominique Potier souligne l'importance « des efforts à faire sur le plan culturel ». « Il nous faut collectivement porter un récit positif sur le fait que l'agriculture biologique est un laboratoire de l'agro-écologie et que l'agro-écologie est notre assurance-vie sur le plan de notre capacité à produire demain mais aussi pour la santé des sols et notre propre santé » poursuit le député, qui reconnaît que « tout cela demande des moyens » et que « nous ne sommes pas aujourd'hui au rendez-vous de l'égalité des chances avec l'agriculture conventionnelle ». 

Face aux demandes répétées de la filière, les pouvoirs publics ont débloqué l'année dernière une enveloppe de 5 millions d'euros sur trois ans pour soutenir sa communication. Un budget piloté par l'Agence Bio, qui a porté ces dernières années la campagne #BioRéflexe. « Nous sommes à pied d'œuvre. Ce budget, c'est un bon premier pas. Nous avons un déficit de connaissances alors qu'un citoyen informé mange du bio. Idéalement, il faudrait que tous les soirs à 20h, il y ait 3 minutes pour expliquer le bio aux citoyens à la télé. On n'y est pas encore. Nous sommes à 5 millions d'euros quand les filières de la viande ou des produits laitiers sont plutôt à 20 ou 30 millions » observe Laure Verdeau, qui insiste notamment sur la nécessité de reconnecter l'agriculture biologique à la notion de « plaisir gustatif et culinaire ». « Derrière ces questions de communication, il y a un enjeu de société. Les gens qui veulent manger bio doivent alerter leur maire, leur député, leur sénateur pour réclamer une meilleure accessibilité. Que l'on parle du chèque alimentation durable ou de la sécurité sociale de l'alimentation, il y a des pistes qui existent pour se poser la question de fond : la place de l'alimentation dans le budget des familles » complète Philippe Camburet.
 
Face à un contexte délicat que Laure Verdeau qualifie comme une « crise de débouchés hors consommation à domicile », une meilleure information citoyenne est incontournable mais ne suffira pas à elle-seule à soutenir la filière. Dans l'immédiat, les acteurs du secteur comptent sur un soutien accru des pouvoirs publics, notamment pour faire respecter l'objectif établi par la loi EGALIM d'atteindre au moins 20 % de produits bio en valeur d'achat en restauration collective. « Ça redonnerait de l'oxygène à des filières qui en ont bien besoin. Si on voit des entreprises volontaires, on constate malheureusement que la plupart des élus y vont à reculons sur les cantines scolaires dans la mesure où ils ne risquent rien. Il n'y a pas de régime de sanction si cet objectif n'est pas respecté donc on risque de perdre du temps avant de l'atteindre » juge Philippe Camburet. Un constat partagé par Dominique Potier qui fustige « un exemple déplorable d'impuissance publique » alors que le respect de cet objectif constituerait « un élément évident de sécurisation pour la filière ».

Un nécessaire « changement culturel »    

« D'une part, il y a un caractère pédagogique indéniable à proposer du bio dans les cantines, d'autre part la dimension de santé publique est très forte : c'est parfois le seul repas équilibré pour certains enfants. La commande publique a toutes les raisons de soutenir le bio et de jouer un rôle structurant, il est anormal qu'elle ne le fasse pas » poursuit le député de Meurthe-et-Moselle. À en croire Laure Verdeau, il s'agit pourtant d'un objectif à portée de main. « Il suffit de s'y mettre. On est à peu près à 6 % à l'échelle nationale. Tout est question de volonté politique. Il y a des élus locaux hyper-volontaires qui ont fait passer la part du bio dans les cantines à 50, 60 voire 70 % pour le même prix que ceux qui n'en font pas » explique la patronne de l'Agence Bio, qui pointe également « l'angle mort » de la restauration commerciale. « On ne fera pas monter la marée du bio en restant aussi dépendants de la consommation à domicile. On est un grand pays de gastronomie, on a un nombre extraordinaire de restaurants ! Il y a 1% de bio dans les 180 000 restaurants de France et tous, du kebab à l’étoilé, ont un rôle à jouer pour soutenir nos agriculteurs bio. S'ils s'y mettent, la marge de progression est phénoménale » poursuit-elle.

Pour la directrice de l'Agence Bio, il n'y a toutefois aucune fatalité à ce que la France reste bloquée à contre-courant. « Nous ne sommes pas dans une crise des vocations : la plupart des jeunes agriculteurs veulent s'installer en bio. Nous n'avons pas non plus de crise de la production. Le sujet de fond, c'est comment devenir une grande nation de consommation du bio » souligne-t-elle encore. « À court terme, la réponse passe par des moyens et de l'information citoyenne. Mais de manière structurelle, c'est d'un changement culturel dans notre rapport à l'alimentation dont nous avons besoin » poursuit Laure Verdeau. Avant de conclure : « La transition alimentaire précède la transition agricole. C'est en choisissant ce que l'on met dans notre assiette que l'on détermine ce que va faire notre voisin agriculteur ».

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
commentaires

Participer à la conversation

Laisser un commentaire