Victime d'un retour de bâton, l'enjeu environnemental se trouve aujourd'hui instrumentalisé sur le terrain politique par des intérêts hostiles. Est-ce le moment d'un changement d'approche ?

Qu'il semble loin le temps où, en 2019, des milliers de personnes marchaient en chœur à Paris, New York ou Montréal pour réclamer une action politique à la hauteur de l'urgence climatique. Cette année-là, une vague verte sans précédent déferlait sur les urnes du Vieux Continent à l'occasion des élections européennes de juin. Après quelques mois, une nouvelle Commission européenne, issue d'un Parlement verdi, annonçait avec tambour et trompette son Green Deal – ou Pacte vert – suscitant un enthousiasme qui fédérait bon gré mal gré depuis les rangs des ONG environnementales jusqu'à ceux des conservateurs. Cinq ans plus tard, c'est peu dire que le momentum est passé. La mobilisation citoyenne s'est tarie. Les ambitions du Pacte vert ont été revues à la baisse, en particulier sur le volet agricole, pourtant clé. Quant aux écologistes, leur score a fondu comme neige au soleil, notamment en France, où ils ont frôlé la disparition de l'hémicycle strasbourgeois après un score famélique aux élections européennes de 2024. 

C'est une tendance forte de cette première partie d'année 2024 : l'écologie, qui a pu faire l'objet dans un passé récent d'un relatif consensus, ne fait plus recette en politique. Pire encore, alors que les effets de la crise climatique et de l'érosion de la biodiversité sont de plus en plus tangibles, le contexte est devenu propice à des reculs en matière d'action environnementale. À tel point qu'a émergé ces derniers mois la notion de « backlash écologique ».

Les ambitions écologiques en politique, une histoire de cycles 

Dans un contexte plus large de montée en puissance des partis ultraconservateurs, l'écologie ne s'est jamais imposée comme un thème majeur de campagne. Instrumentalisée par les droites populistes qui tentent d'en faire un moteur de ressentiment et de colère, la question semble même devenir un marqueur de polarisation. Mais en s'y penchant de plus près, la situation n'est pas complètement inédite. « L'analyse de la littérature académique montre que, quand des transformations de société profondes adviennent, ça ne se fait jamais de manière linéaire. Il y a toujours des avancées et des forces réactionnaires ou coalitions d'intérêts qui entraînent des retours en arrière », analyse la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte. Directrice de recherche au CEA et à l’Université Paris-Saclay et ancienne coprésidente du groupe 1 du GIEC, elle fait partie des figures françaises qui incarnent les sciences du climat. Respectée par les décideurs, cette infatigable pédagogue s'intéresse de près à la manière dont la société s'empare de la transition écologique. « J'ai le sentiment qu'il y a des fenêtres d'opportunité qui permettent de créer un consensus politique assez large puis des mouvements de recul, d'ailleurs assez liés aux intérêts électoraux et aux approches partisanes des uns et des autres. Chacun essaie alors de regarder ce qui peut parler le plus à son électorat », résume-t-elle. De fait, ce mouvement de balancier a un passif. Dans un article de la revue 20 & 21. Revue d'histoire, l'historien des sciences Christophe Bonneuil a par exemple montré comment les années 1988-1992, en particulier sous l'impulsion de Michel Rocard, avaient précisément constitué une fenêtre d'opportunité pour la politique climatique en France, celle-ci ayant été vite refermée sous la pression de puissants industriels, notamment du secteur fossile. L'élection présidentielle de 2007 avait représenté un autre moment de contexte porteur. La quasi-totalité des aspirants candidats à l'Élysée avaient apposé leur signature au pacte écologique imaginé par Nicolas Hulot. Et après son élection, Nicolas Sarkozy avait rapidement mis en branle l'ambitieux Grenelle de l'Environnement, alors présenté comme « une révolution ». Las, le Grenelle n'avait accouché que d'une souris et le même Nicolas Sarkozy refermait violemment la page verte de son quinquennat en déclarant en 2010 : « L'environnement, ça commence à bien faire. » Une phrase prononcée en marge d'un Salon de l'Agriculture qui fait écho à l'attitude adoptée par l'ex-majorité macroniste à l’hiver 2023-2024 à la suite de l'épisode dit de « la colère des agriculteurs ». 

Une cristallisation autour de la question agricole en Europe 

Diffus à l'origine, le mouvement avait été largement récupéré sur le plan politique par les syndicats agricoles majoritaires, défenseurs d'un modèle productiviste intensif incompatible avec des exigences environnementales renforcées. Le gouvernement Attal avait répondu aux manifestations de colère en actant de nombreux reculs en matière de politique environnementale. « Le moment a été difficile pour nous. Certaines entités comme l'OFB (Office français de la biodiversité, ndlr) ont été lâchées en rase campagne alors qu'elles étaient la cible de menaces et de graves attaques. On a eu ce sentiment d'un gouvernement qui se met à avoir l'écologie honteuse et à porter la transition comme un fardeau, à rebours du travail que l'on fait depuis des années », note, sous couvert d'anonymat, un agent rattaché au ministère de la Transition écologique. « Il y a un climat propice aux reculs environnementaux partout en Europe avec une cristallisation autour de l'agriculture. Aux Pays-Bas, on a vu un nouveau mouvement politique pro-agriculture intensive émerger et s'imposer comme un parti important dans le jeu politique néerlandais en quelques mois à peine », relate Stéphane Foucart, journaliste Sciences et Environnement et chroniqueur au journal Le Monde. « Ce qui est paradoxal, c'est que tout cela est aggravé par les conséquences de plus en plus manifestes de la dégradation de l'environnement. C'est une sorte de cercle vicieux. Plus l'environnement se dégrade, plus il est compliqué de faire de l'agriculture, et plus les agriculteurs sont en colère et se sentent attaqués dans leur métier. Survient alors un désir accru de faire tomber les contraintes et les normes pour surmonter ces difficultés », poursuit-il. Mais la question agricole n'est pas la seule à être susceptible d'entraîner le backlash des partis politiques qui revendiquaient pourtant un certain volontarisme en matière environnementale. En Grande-Bretagne, malgré un statut d'hyper-favoris pour les élections législatives, les travaillistes du Labour sont apparus comme tétanisés, au point de réduire la voilure sur leurs ambitions environnementales, après que les partis conservateurs ont instrumentalisé une montée en tension autour de la question des Ultra Low Emission Zone, l'équivalent des ZFE (zones à faibles émissions). 

L'urgence d'un autre récit 

Pour Théodore Tallent, enseignant en science politique et chercheur doctorant à Sciences Po Paris, l'exemple britannique est emblématique de la mécanique du backlash. « Les partis politiques orchestrent largement cela. L'extrême droite le fait très directement pour essayer de justifier un discours politique qui consiste à s'attaquer à Bruxelles, aux élites, etc. Par peur d'être dépassées par l'extrême droite, les droites conservatrices plus traditionnelles ont suivi le mouvement. Dans le même temps, les lobbies ont flairé une bonne occasion d'accroître la pression pour favoriser leurs intérêts. Tout ça s'est répandu jusqu'aux partis centristes », analyse-t-il. Le chercheur y voit une erreur fondamentale. « Beaucoup de partis politiques perçoivent l'opposition à certaines politiques climatiques comme une opposition à la politique climatique en général. C'est une incompréhension totale de ce qui est en train de se passer. Il faut plutôt recentrer le débat sur comment faire des politiques justes, désirables et efficaces », complète-t-il. Si le backlash peut faire si facilement son nid, c'est aussi parce que « les dissonances dans le fonctionnement de la société sont trop nombreuses », estime Valérie Masson-Delmotte. « Cela crée de la confusion. Et dans la confusion, on peut avoir envie de retourner en arrière ou de se mettre la tête dans le sable », poursuit la scientifique. Elle considère toutefois que le backlash peut être transitoire. « En Europe, il y a cette impression fausse que les autres ne jouent pas le jeu. Avec le plan Biden et le déploiement massif des renouvelables en Chine, on peut avoir une dynamique plus claire. Si on voit qu'on atteint un pic d'émissions de gaz à effet de serre puis que ça baisse, le discours sur la contrainte ou la perte de compétitivité en Europe aura plus de mal à tenir », observe la chercheuse, laquelle appelle aussi à changer de perspective. « On ne parvient pas à se percevoir comme acteur de la transformation. Pourtant, en Europe, on a réussi à réduire nos émissions de gaz à effet de serre, on a interdit ce qui détruit la couche d'ozone, on a construit un système électrique décarboné, on est en train de sortir du charbon, d'améliorer la qualité de l'air, etc. Il y a une difficulté à faire de notre action environnementale une fierté. Mais en taisant cette histoire-là, on donne l'impression que la marche à venir est insurmontable », relève Valérie Masson-Delmotte. « Que le backlash soit momentané ou non, il est peu probable que ces discours s'estompent dans les mois à venir », note Théodore Tallent. Pour le chercheur, seul un travail structurel pour rendre la transition plus juste, accessible à tous et désirable permettra à court terme de le désarmer.

DÉFINITION

BACKLASH : Le mot a été forgé par la journaliste et essayiste américaine Susan Faludi au début des années 1990 à l'occasion de la parution de l'ouvrage Backlash – La guerre froide contre les femmes. Le concept désignait alors le retour de bâton orchestré par les forces conservatrices pour décrédibiliser le féminisme et annihiler les avancées des droits des femmes. Ces derniers mois, le terme s'est imposé pour désigner la mécanique à l'œuvre autour des enjeux écologiques. 

À LIRE 

Christophe Bonneuil, « Genèse et abandon d’une politique climatique : France, 1988-1992 » dans 20 & 21. Revue d’histoire, p. 79 à 95, N° 159, 2023

Théodore Tallent, « Backlash écologique : quel discours pour rassembler autour de la transition écologique ? », note pour la Fondation Jean Jaurès, avril 2024

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