
Des politiques aux citoyens, la crise écologique peine à intéresser alors même que ses effets sont de plus en plus tangibles. Quel est le problème ? On en parle avec le philosophe Dominique Bourg.
« Plus la planète se dégrade, plus il est politiquement payant de dénier la situation » déplorait récemment Dominique Bourg. En cette rentrée, le philosophe spécialiste des questions environnementales publie Dévastation – La question du mal aujourd’hui (PUF), un ouvrage consacré à l'anatomie du mal dans lequel il montre que la destruction de l'habitabilité de la planète constitue le crime absolu. Quel regard porte-t-il sur les difficultés actuelles de l'écologie en politique ? Rencontre.
Au cours des récentes campagnes électorales, l’écologie a eu toutes les peines du monde à s’imposer comme un enjeu central. Comment l’expliquer ?
Dominique Bourg : C'est très clairement parce que l’écologie prend de front l’ensemble de notre modèle économique. Il y a une contradiction très franche entre nos modes de vie et ce qu’exigerait le rétablissement de l’habitabilité de notre planète. L’enjeu, c’est bien l’altération et la réduction physique de l’habitabilité de la planète. Ce n'est pas un enjeu pour la fin du siècle, c’est un processus en cours. Si on regarde les limites planétaires, et même si c’est un indicateur très imparfait, on voit très bien la dynamique de dégradation des grandes régulations du système Terre qui le rendait viable pour toutes les espèces, y compris la nôtre. Il y a une sorte de cahier des charges du système qui fait que les flux de matières et d’énergie doivent se tenir dans une certaine marge. On a complètement dépassé ces marges. Ça veut dire qu’on produit trop d’objets, que nous sommes trop nombreux sur la planète. Mais le défi écologique, ce n’est pas la fin du mois contre la fin du monde. Si pour répondre aux problèmes de fin du mois on doit accélérer la fin du monde, ce n'est pas viable.
On a aujourd'hui une majorité de partis qui s’accordent sur le constat et la nécessité de l’action. Le clivage intervient plutôt sur les réponses à apporter. Est-ce que malgré tout l’écologie ne pourrait pas faire une bonne base de travail pour une coalition ?
D. B. : Il y a trois postures. La première consiste à dire que le dérèglement climatique est un phénomène naturel et que les hommes n’ont pas grand-chose à voir avec ça. La deuxième admet qu’il y a bien un problème causé par les humains mais pense que des solutions techniques vont tout régler. Enfin, vous avez une dernière posture qui reconnaît toute la problématique du changement climatique et le fait qu’il faut changer de système économique. Mais celle-ci n’arrive pas à se traduire électoralement. Petit à petit, à compter de la décennie 2010, on a eu un clivage droite/gauche qui s’est imposé sur la question. Et le discours à droite s’est mis à se porter sur « l’écologie punitive ». Dans cette logique, tout effort pour changer de modèle économique est nié. C’est un refus radical. Derrière ça, on retrouve la grande industrie, des milliardaires malintentionnés ou des think tanks comme le réseau Atlas (association à but non lucratif américaine libertarienne, créée en 1981, notamment liée à l'industrie du tabac, ndlr). Ils ont décidé non seulement qu’ils n’allaient pas répondre aux enjeux écologiques mais aussi qu'ils allaient s’attaquer à la démocratie pour la détruire.
On voit également que cette notion d’écologie punitive est désormais reprise par une large partie de la classe politique, jusqu’aux centristes. Est-ce que ce n’est pas aussi le signe qu’il y a un problème de désirabilité du discours écolo ?
D. B. : Nous étions dans un type de société où l’accroissement de la production matérielle et l’enrichissement de tout un chacun étaient ce qu’il y avait de plus valorisé, à droite comme à gauche. Quand on fait une réforme keynésienne, on draine le même imaginaire. Mais c’est une impasse. On ne peut pas continuer à produire de plus en plus et à démultiplier les objets. S’y ajoute une dérive inégalitaire. C’est pour ça qu’il y a le double enjeu démocratie/écologie. Aujourd’hui, ne pas tenir compte de la situation écologique, c’est vouloir détruire la démocratie au bout du compte. On ne peut pas reconstruire la démocratie autrement qu’en réformant notre fond imaginaire et les grandes orientations que nos sociétés s’étaient données de la fin du XIXe à la fin du XXe siècle.
Est-ce qu'il n'y a pas un problème d’incapacité à se parler ? Les écolos contre les agriculteurs ? Les urbains contre les ruraux ? Les décroissants contre les technosolutionnistes ? Les végans contre les obsédés de la viande ?
D. B. : On voit bien que c’est autour de l’écologie qu’il faudrait refonder la question de la démocratie. On n’y est vraiment pas. Bien sûr, on n’a pas d’autre choix que d’essayer de se concerter. Faire accepter l’idée qu’on est face à un système économique qui nous amène à la ruine, on ne va pas l’imposer par la violence en ajoutant de la destruction à la destruction. Donc on n’a pas d’autre chose à faire que de veiller à la qualité de l’information et effectivement revenir dans une logique vraiment parlementaire. C'est-à-dire qu’il faut convaincre plutôt qu’imposer ses idées aux autres. Si vous prenez les agriculteurs, une grande partie d’entre eux sont conscients du problème et prêts au dialogue. Les marges pour discuter existent encore et c’est heureux.
Après les européennes, le journal Le Monde a enquêté à Blendecques, dans le Pas-de-Calais, où les habitants ont subi des inondations à répétition ces derniers mois. Malgré le fait qu’ils aient été victimes des effets du changement climatique, les gens ont rejeté les écologistes bien plus qu’ailleurs et ont voté de manière écrasante pour l’extrême droite. Comment l’expliquer ?
D. B. : Xavier Bertrand, qui est le président de la région Hauts-de-France, a raconté aux gens qu’ils avaient été inondés parce qu’on ne curait pas les cours d’eau. C’est n’importe quoi. Imaginez une pièce fermée avec une piscine. Si vous faites monter de 1 °C la chaleur dans cette pièce, vous aurez 7 % d’humidité en plus. Sur Terre, c’est un peu moins mais c’est le même principe. Il y aura de plus en plus d’eau dans l’atmosphère, donc forcément les inondations vont devenir chroniques, et ce n’est pas en curant les cours d’eau qu’on va y remédier. Le mensonge est entretenu pour éviter aux gens de comprendre la signification de ce qui leur arrive, c’est-à-dire qu’ils sont les victimes des dégâts au long cours d’un système économique dont ils sont les parties prenantes. Le discours, c’est de leur raconter des bobards pour qu’ils ne comprennent pas ça. Les gens ne font que « surnourrir » leur malheur en accusant les écologistes.
Le journaliste Stéphane Foucart du Monde y voit la marque d’une crise de l’intelligibilité du monde, ou plus exactement d’une crise de la perception des chaînes causales ; vous partagez ce constat ?
D. B. : Complètement, et c’est tout l’enjeu de la post-vérité : noyer les gens pour leur interdire d’avoir une intelligibilité minimale du monde. Or, la démocratie était fondée sur l’inverse. Pour qu’une démocratie fonctionne, il faut une factualité des phénomènes sur lesquels on s’entend. Il y a près de soixante ans, quand les chars russes sont arrivés à Prague, tout le monde était d’accord pour dire que les chars russes étaient arrivés à Prague. Imaginez aujourd’hui avec les réseaux sociaux, CNEWS, Fox News. Les uns diraient qu’il n’y a pas de chars, les autres qu’ils ne sont pas russes. L’enjeu, c’est d'empêcher le citoyen de comprendre ce qui lui arrive. C’est la définition du populisme. Aujourd’hui, ça converge partout pour qu’on ne comprenne rien, de l’écologie à ce qui se passe au Parlement. Il y a des gens aussi bien à gauche qu’à droite qui font tout pour que l’intelligibilité du monde s’obscurcisse. La gauche ne le fait pas sur l’écologie mais certains à gauche le font sur d’autres sujets quand ils ne parviennent pas à dire clairement que Vladimir Poutine ou le Hamas sont des criminels. Si vous dites que l’OTAN est criminelle, mais que vous ne dites rien sur Poutine, quelle est l’intelligibilité du monde que vous défendez ? Le problème est là : le populisme est partout.
On a souvent dit que les entreprises étaient au cœur du problème. Or, on voit qu’un certain nombre d’entre elles essaient vraiment de prendre le sujet à bras-le-corps. Aujourd’hui, c’est vraiment politiquement que ça coince ?
D. B. : C’est tout à fait exact pour les entreprises. Je le constate à La Banque Postale où je suis au comité de mission. Ils essaient vraiment de faire quelque chose. J’ai aussi beaucoup de liens avec EDF, je sais tout ce qu’ils essaient de faire. Donc, oui, les entreprises tentent au moins de faire quelque chose. Mais c’est normal : elles sont plus directement en butte avec la matérialité du monde qu’un gouvernement. En même temps, elles se masquent aussi la face sur les contradictions vis-à-vis de leur modèle. De toute façon, c’est politiquement que ça se décide. Une entreprise toute seule, qu’est-ce qu’elle peut faire ? Le niveau de réponse n’est pas à l’échelle des entreprises, il est macroéconomique. C’est au politique de réguler. Mais comment réguler quand on est dans un marché ouvert ?
Malgré ces perspectives très sombres, identifiez-vous quand même des solutions ?
D. B. : Bien sûr. On a déjà les éléments d’un monde nouveau qui s'installent et qui vont détricoter des ordres en place depuis le néolithique. Que se passe-t-il à cette période ? C’est l’invention de l’agriculture. Avec elle, trois types de domination s'instaurent. Il y a d’abord l’idée qu’on va pouvoir dominer la nature et qui est inséparable de l’invention de l’agriculture. Ensuite, il y a l’intensification de la domination d’un genre sur un autre et de la domination par l’esclavage, tous les empires agraires étant esclavagistes. Aujourd’hui, avec l’agroécologie, on détricote tout cela. On a désormais les moyens de produire notre nourriture en jouant avec les écosystèmes et non en les détruisant. Mais on ne pourra développer cela qu'à la condition que les autres aspects de la société changent.
Pourrait-on arrêter d’utiliser le diminutif « ecolo » qui décrédibilise le sérieux du sujet, et est accessoirement utilisé de façon péjorative par les climatosceptiques ?
Belle leçon de morale!"Y plus qu'à...."