
Dis-moi qui tu cherches, je te dirai qui tu es. (Et combien tu gagnes.)
Marieuses, agences matrimoniales, petites annonces, et applications de rencontres... Le marché de l'amour n'est pas né avec Tinder et Bumble. Dans son ouvrage Pas sérieux, s’abstenir. Histoire du marché de la rencontre, publié début 2024 aux Éditions CNRS, l’historienne Claire-Lise Gaillard raconte comment émergent au XIXe et XXe siècle différents acteurs du marché de la rencontre, garants d'alliances désirables entre bourgeois et aristocrates et de l'ordre social.
Votre analyse débute au XIXe, quand émerge le marché du célibat. Que se passe-t-il à cette époque ?
Claire-Lise Gaillard : C'est le moment où émerge le marché de l’intermédiation matrimoniale, avec ses prix et sa concurrence. Cette période correspond à une séquence nouvelle par rapport aux marieuses et entremetteuses, à qui on attribue certes des qualités, mais qui ne sont pas identifiées comme professionnelles. Payées de manières symboliques, ces dernières continuent au début du XIXe de pratiquer un travail alors pensé comme féminin. En parallèle, certains agents d'affaires, qui moyennant rémunération s'occupe de gérer les affaires en tous genres d'autrui, se spécialisent dans la recherche de conjoint. C'est de cette masculinisation de la profession que sont nées les premières agences matrimoniales.
Dès le XIXe siècle, ce marché balbutiant est vite conspué. Pourquoi ?
C. L. G : Le marché de la rencontre sert de fusible à toutes les critiques ciblant les évolutions du mariage, et plus globalement de la société. La critique émise à l'encontre de ce marché est une critique caméléon qui porte les couleurs de l'époque dont elle est issue. Dans un contexte postrévolutionnaire, les transformations de la vie sociale, la confusion possible entre riches et moins riches, anciens et nouveaux nobles, effraient. Par le biais de ces agences, on redoute les mésalliances. En parallèle, l'exode rural provoque entassement urbain et concentration des fortunes dans les villes, associées à des lieux où tout s'achète et tout se vend. Par extension, les agences matrimoniales sont associées aux symptômes d'une modernité délétère. À la fin du XIXe siècle, dans le cadre du rétablissement du divorce en 1884, l'idée que les agences matrimoniales désacralisent le mariage rebute. Dans les années 20, en agitant l’épouvantail du tueur en série Henri Désiré Landru, qui assassinait des femmes en les recrutant par de fausses annonces matrimoniales, on met l'accent sur le danger que représentent les hommes. En arrière-plan, ce qui fait frémir est l'autonomie des femmes et le célibat de masse, puisque depuis l'entre-deux-guerres, les normes de genre ont été considérablement bouleversées.
Le marché de la rencontre échappe toutefois à l'opprobre sous la Révolution, quand émergent deux journaux matrimoniaux : Le courrier de L’hymen, journal des dames et l’Intermédiaire des mariages. Il s'agit de magazines qui incluent généralement une page de présentation, expliquant pourquoi renforcer le mariage est important, et pourquoi les gens peinent à se marier, ainsi que des petites annonces. Plutôt bien reçus par la presse, ces projets mis en place par une bourgeoisie révolutionnaire désireuse d'accéder à des individus qu'elle n'aurait pu prétendre épouser auparavant sont lus comme un vecteur de renouveau de la nation, de régénération des citoyens, et de construction de mariages au-delà des conventions aristocratiques. Hormis cette période très spécifique, le recours aux agences matrimoniales est tabou dès le premier tiers du XIXe siècle, lorsque la profession prend de l'ampleur.
Les agences matrimoniales mettent en avant la nécessité du mariage pour consolider la famille. Pourquoi ?
C. L. G : Les agences matrimoniales sont perçues comme des fossoyeuses du mariage. Pourtant, nombreuses sont celles qui exercent sous patronage catholique, et exploitent pour redorer leur blason un vocabulaire à la fois moral, religieux, patriotique. C'est leur manière d'échapper au stigma de l'argent. À la fin du XIXe siècle, on observe une réelle convergence d'intérêts entre les revues et agences matrimoniales d'un côté et les dispositifs pour l'accroissement de la population de l'autre. L'angoisse activée par la guerre de 1870 est de souffrir d'une population trop faible, population dont il faut doper la natalité.
La bourgeoisie joue un rôle important dans l'essor de ce marché. Lequel ?
C. L. G : Au début du XIXe siècle, le marché du célibat mobilise le petit personnel de la bourgeoisie (cocher, valet, couturière, corsetière...) qui récolte et dissémine des informations sur ses employeurs. À cette période, les agences matrimoniales s'adressent à une clientèle d'abord masculine, en recherche d'informations auxquelles elle n'a pas accès. Cette clientèle est issue de la bourgeoisie provinciale, désireuse de s’intégrer par son mariage à la bonne société parisienne, ce que ne permettent pas leurs réseaux de sociabilité. Le rôle des agences matrimoniales est donc de récupérer des informations sur les filles à marier. Pour cela, elles s'appuient sur tout un réseau de rabatteurs exerçant dans des professions stratégiques et dans toutes les sphères et strates de la société. Ce sont les domestiques qui écoutent aux portes et connaissant le montant des dots ; les couturières ayant accès aux corps des femmes, et pouvant donner des informations très concrètes et crues relatives aux infirmités physiques, ou à la largeur des hanches, censée, à l'époque, influer sur l'enfantement ; les médecins et les notaires, qui sont au fait des secrets de familles, des promesses d'héritages...
Après la Première Guerre mondiale, la presse matrimoniale se développe au détriment des agences. Cela correspond au moment où la recherche d'époux est réalisée par les jeunes filles plutôt que par leurs parents. Pourquoi à ce moment-là ?
C. L. G : Le mariage d'amour n'est pas une invention du XXe. Dès le XIXe, on considère qu'un mariage réussi est un mariage d'amour, un amour qui toutefois se développe a posteriori, grâce à un bon assortiment des parties et des familles. Dans Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir rappelle qu'on véhiculait alors l'idée que le sacrement du mariage permettait aux jeunes filles de tomber amoureuses. Dès la Belle Époque, la littérature (romans à feuilletons, cartes postales, presse à grand tirage...) érotise le mariage d'amour, qui s'impose comme modèle durant l'entre-deux-guerres. Même si l'on observe un retour de bâton et un retour au foyer dans les années 30, les femmes ont, avec la Première Guerre mondiale, gagné en autonomie de mouvement. L'idée qu'il revient aux individus de se chercher un conjoint conduit les femmes à devenir actives, et à faire préexister l'amour aux unions matrimoniales. Des caractéristiques physiques et morales sont désormais mises en avant directement par le biais des petites annonces. Si les représentations changent, on continue toutefois scrupuleusement de faire coïncider les statuts socio-économiques.
Comment se traduit ce changement dans la recherche de partenaire ?
C. L. G : Durant l'entre-deux-guerres, les magazines d'annonces matrimoniales travaillent avec des graphologues partenaires, censés aider à cerner son interlocuteur rapidement sur la base de quelques lettres pour évaluer la comptabilité des caractères. Cela passe aussi par des questions sur les habitudes de consommation faisant office de forts marqueurs sociaux. Au sein de la classe ouvrière, qui accède aux petites annonces devenues moins onéreuses, les femmes posent la question : « Buvez-vous ? Êtes-vous sobre ? » Cela sert à distinguer le « mauvais » ouvrier, ivrogne, du « bon » ouvrier, qui prend la bourgeoisie en modèle et se distingue par la sobriété. Dans les années 60, cette question est supplantée par une autre : « Fumez-vous ? » Durant cette décennie, les questionnaires s'affinent, se réclamant de la psychologie et de la science. On pratique le test de l'arbre, durant lequel les participants dessinent un arbre censé illustrer les traits de personnalités. Ces tests demeurent agencés par les stéréotypes de genre : on recherche des hommes vigoureux et actifs, des femmes douces et dévouées.
Comment avez-vous procédé pour mener vos recherches ?
C. L. G : J'ai prospecté comme on le fait habituellement en histoire. J'ai commencé par consulter les archives départementales du Rhône, où j'ai découvert de quoi le lancer dans ce sujet. Je suis tombée sur des annonces d'un journal de 1925, La famille, revue littéraire pour favoriser le mariage, qui m'a permis de découvrir que le phénomène de commercialisation du mariage existait au début du XXe siècle. De là, j'ai tiré le fil. Les revues matrimoniales, qui existaient dans toutes les grandes villes, m'ont permis de réaliser une analyse statistique. La presse n'était que la partie émergée de l'iceberg. J'ai aussi analysé les archives des agences matrimoniales, plus difficiles à saisir, puisqu'elles promettent le secret et la destruction des dossiers. Heureusement, elles ne le font pas toujours ! On peut aussi retrouver une partie de ces archives invoquées comme preuves dans les saisies judiciaires. Ces agences passent souvent devant les tribunaux pour escroqueries ou mauvais paiement de la part des clients... Il faut aussi prendre en compte la correspondance des individus, compliquée à dénicher. Souvent, ces histoires sont effacées de la mémoire familiale, au profit d'histoires alternatives plus « naturelles ». Je suis encore la recherche de ces lettres, si vos parents, grands ou arrières grands parents se sont rencontrés de cette façon, n’hésitez pas à m’écrire !
Si les dispositifs de commercialisation du célibat du XIXe et XXème siècles sont décriés, c'est parce qu'ils objectivent les critères de sélection des partenaires. Est-ce aussi le cas avec les applis de rencontre.
C. L. G : En parallèle de l'émergence de l'idéal du mariage d'amour à la fin du XIXe siècle, les petites annonces présentent encore très souvent le salaire ou les attentes chiffrées en termes de dot. Cela crée un décalage entre ce nouvel impératif à atteindre, et la sauvegarde des intérêts économiques à régler en priorité. C'est le même principe avec les applications de rencontre. Dans cet écosystème, tout le monde est présenté comme un partenaire potentiel au même titre, ce qui n'arrive jamais dans un bar ou à une soirée. Sur les applications, l'explicitation de l'enjeu pour lequel les gens se rencontrent impose le tracé de frontières. Ça oui, cela non... Cela témoigne de la hiérarchie des désirabilités et la position des gens dans cette hiérarchie-là, ce qui peut créer des effets d’objectivation et de positionnement assez violents.
Cela suscite la critique vis-à-vis des applis de rencontre, jugées consuméristes, qui induisent d’adopter le comportement d'un agent économique. Avec les applis, l'idée est de s'extraire de ses relations ordinaires, mais pas de son entre-soi, en se connectant à un îlot similaire au sien, dans la ville, la région ou le pays d'à-côté. Les critères sociaux, moins transparents qu'auparavant, en fonction desquels on se choisit, ont été complètement intériorisés. Le désir est socialisé, dans la mesure où les photos présentées permettent en quelques secondes une lecture sociale précise sur la base de critères physiques : vêtements, pose, musculature, tatouages… On ne demande plus ouvertement de professions ou de revenus spécifiques, mais c'est tout comme.
Pour contacter Claire-Lise Gaillard : claire.lise.gaillard@gmail.com
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