
C'est l'une des questions posées par La dictature des algorithmes, l'essai de Lê Nguyên HOANG et Jean-Lou Fourquet. Et si la menace gronde, la résistance peut compter sur des solutions et des exemples comme celui de Taïwan.
2024 sera l’année la plus électorale de l’histoire moderne. Une période qui va de pair avec le déchaînement d'une véritable guerre informationnelle. Dans ce contexte géopolitique explosif, la question est brûlante : le numérique aurait-il définitivement condamné nos démocraties ? Lê Nguyên Hoang et Jean-Lou Fourquet, auteurs du livre La dictature des algorithmes, nous expliquent comment les algos de recommandation fragilisent notre société, tout en explorant différentes alternatives à une future dystopie numérique. Avec un exemple en ligne de mire : Taïwan.
Pourquoi avoir écrit ce livre, La dictature des algorithmes ?
Lê Nguyên Hoang : Depuis une décennie on constate un déclin démocratique, ainsi qu’une augmentation de la polarisation. Les tensions géopolitiques s’intensifient et un certain nombre de droits humains reculent. De nombreuses recherches établissent un lien entre ces tendances et l’avènement des réseaux sociaux, notamment durant l’ère post-Printemps arabe. Même si c’est un sujet qui prend de l’ampleur dans l’espace public, il souffre toujours d’un manque d’attention majeur. Notre livre est une manière de lutter contre ça.
Jean-Lou : Ce livre pose également une question qui me semble essentielle. Quelle posture militante faut-il adopter, dans un monde aussi complexe et difficile à changer par soi-même ? D’un côté, on peut se convaincre que s’impliquer n’a aucun sens vu l’ampleur des défis actuels. Dans le livre nous nommons cette posture le « cynisme éclairé ». La posture inverse, on la qualifie de « syllogisme du politicien ». C’est l’attitude qui consiste à dire que comme quelque chose doit être fait, alors il faut faire quelque chose, et ce, sans vraiment se préoccuper de toutes les conséquences de cette action. Mais cette attitude nous amène souvent à nous lancer dans des actions contre-productives.
Le livre propose une troisième voie, un engagement réfléchi et justifié, qui vise à atténuer un peu la catastrophe, et à préparer des solutions qui pourront être déployées lorsqu’une fenêtre d’opportunité verra le jour.
Un autre objectif était de montrer comment les algorithmes de recommandation poussent notre attention collective dans la mauvaise direction, en sous-traitant des sujets comme le changement climatique. Mais en plus de cela, ces algorithmes de recommandation portent atteinte à nos valeurs démocratiques, ce qui diminue notre capacité à affronter les crises contemporaines.
Dans nos sociétés occidentales, on a le sentiment de vivre dans un état de guerre informationnel. Mais est-ce que ça n’a pas toujours été le cas ?
L.N : L’information a toujours joué un rôle important dans nos sociétés. La nouveauté de ces dernières années, c’est l’irruption de nouvelles technologies qui ont créé de nouveaux vecteurs d’attaque. Aujourd’hui la Chine est capable de peser sur la consommation informationnelle des Américains. C’est quelque chose qui était inimaginable il y a 20 ans. Des régimes autoritaires comme la Chine et la Russie ont ainsi acquis un pouvoir énorme, et ils l’exploitent. La guerre informationnelle est donc beaucoup plus ouverte que par le passé.
J.L : La propagande a toujours existé, mais les armes de propagande actuelles sont bien plus abouties que par le passé. C’est un peu comme si on était passé du Colt 45 à la bombe atomique, mais avec l’information. La guerre informationnelle se déroule désormais à une échelle mondiale puisqu’elle passe par Internet. Il y a plus d’un milliard de personnes sur TikTok. On ne sait pas comment réguler de telles technologies à cette échelle.
L.N : Malheureusement, je pense qu’actuellement, réguler à cette échelle est un objectif beaucoup trop ambitieux. En revanche, il y a de vrais enjeux de régulation à l’échelle nationale. C’est inacceptable que nos espaces informationnels soient infiltrés aussi facilement par des puissances étrangères. Nous sommes très en retard sur beaucoup de choses, par exemple la suppression de faux comptes russes influents sur les réseaux sociaux. Mais nous rencontrons également des difficultés à reconnaître que nous nous trouvons dans une guerre informationnelle.
Vous évoquez dans votre livre la nécessité de défendre la démocratie face à des régimes comme la Chine ou la Russie. Mais existe-t-il encore un modèle démocratique à défendre ?
J.L : Il me semble important de préciser qu’il n’existe pas de binarité dans les régimes politiques. Il n’y a pas d’un côté les régimes parfaits et de l’autre ceux qui font tout mal. Mais il existe une échelle, avec des pays qui ont un projet démocratique plus ou moins ancré dans leur histoire, et d’autres qui n’en ont pas. Je pense que les pays, notamment européens mais aussi la Nouvelle-Zélande, la république de Maurice, le Costa Rica et Taïwan, incarnent à cet égard un modèle plus désirable. À l’inverse, des pays comme la Russie ou la Chine ne me semblent pas du tout incarner ces valeurs démocratiques.
L.N : Une chose qu’il faut souligner, c'est qu’il ne fait pas bon vivre dans des dictatures où l'usage de la force est banalisé. Si vous vivez en Russie, il y a beaucoup de choses que vous ne pouvez pas faire. En Chine, si vous appartenez à la “mauvaise” ethnie comme les Ouïghours, cela peut se traduire par un génocide. En Iran, on a vu récemment que les militants pro-démocratie pouvaient être condamnés à mort. Je ne suis pas né en France, mais au Viêtnam, un pays dans lequel les gens vont en prison parce qu’ils luttent pour la cause climatique. Je me sens donc extrêmement chanceux de vivre ici. Ce que nous cherchons à défendre, c’est avant tout les institutions qui permettent à un pays comme la France de préserver des droits fondamentaux. Cela ne signifie pas que l’on cautionne tous les dégâts causés par des régimes démocratiques dans l’histoire.
J.L : Dans le livre, on cite Maria Ressa, Prix Nobel de la paix 2021, qui disait : « La démocratie est fragile. Vous devez vous battre pour chaque loi, chaque garde-fou, chaque institution, chaque histoire. Vous devez savoir à quel point il est dangereux de subir la moindre coupe démocratique. C’est pourquoi je nous dis à tous : nous devons tenir bon. »
Vous mentionnez l’exemple de Taïwan, qui ressemble à une lueur d’espoir dans un paysage informationnel bien sombre. Pourquoi ?
L.N : Taïwan n’a pas toujours été une démocratie, elle l’est devenue officiellement dans les années 80, et même par la suite, Taïwan était loin d’être un modèle. C’est en 2014 qu’on a assisté à une véritable révolution démocratique : un mouvement étudiant a exigé beaucoup plus de transparence de la part des élus politiques taïwanais. On les a vus installer dans le parlement des caméras pour diffuser à la population la teneur de débats autour d’un projet de loi controversé. C’est l’un des rares pays qui a gagné en démocratie ces dernières années. Il y avait vraiment une volonté de la part des militants, qu’on a surnommés « hacktivistes», de changer les choses. Les hacktivistes se sont servi du numérique pour soutenir un idéal démocratique. Et c’est là le sujet de notre livre : comment peut-on mener à bien une transition numérique démocratique ?
J.L : On a tendance à associer le numérique au déclin démocratique. L’une des conséquences, c’est que les mouvements militants sont très averses à la tech. Mais rien de tout ça n’est inexorable, et Taïwan en est l’exemple.
En 2024, près de la moitié de la population mondiale est concernée par des élections. Que devrions-nous faire pour rendre les élections de 2024 plus résilientes face aux nouvelles menaces technologiques ?
J.L : J’ai beaucoup aimé ce qu’a fait Taïwan. L’un des dangers lorsqu’on parle de numérique, c’est cette vision binaire qui imagine qu’on va absolument tout numériser. Mais le vote à Taïwan s’est déroulé avec de vrais bulletins physiques. On sait que c’est très difficile de protéger un vote numérique d’une attaque informatique. Puis, pour assurer la transparence du vote, Taïwan a invité des youtubeurs appartenant aux différents bords politiques du pays à filmer à l'intérieur des bureaux de vote. En croisant les différentes vidéos, n’importe quel citoyen pouvait s’apercevoir qu’il n’y avait pas de fraude électorale.
L.N : Une manière de protéger des élections est d’investir plus d’efforts dans la lutte contre les faux comptes. On pourrait imaginer une sorte de carte électorale qui permettrait à chaque utilisateur d’une plateforme de prouver sa citoyenneté. Si on est en mesure de prouver qu’un citoyen ne dispose que d’un seul compte sur YouTube, on pourrait exiger de cette plateforme qu'elle entraîne ses algorithmes exclusivement sur les données des citoyens français. Ça serait une manière de nous protéger des ingérences des faux comptes russes par exemple. Pour lutter contre les fake news, on pourrait aussi démocratiser le pre-bunking, qui consiste à exposer et déconstruire les techniques de désinformation comme les deepfakes avant qu’elles touchent les citoyens, afin de les rendre moins vulnérables.
Lê, tu es le fondateur et président de l’association Tournesol. Peux-tu nous dire quel est l’objectif de cette plateforme ?
L.N : C’est très difficile de concevoir un numérique démocratique, et ça soulève plein de questions. Aujourd’hui, l’état de l’art de la recherche académique est très loin d’apporter des réponses satisfaisantes sur des sujets comme la sécurisation des votes en ligne. Le premier objectif de Tournesol est donc de motiver la recherche académique à s’intéresser davantage à la démocratie numérique qu’à ChatGPT. Deuxièmement, on cherche à sensibiliser les citoyens. Nous n’avons pas encore assez conscience de l’impact qu’ont les algorithmes de recommandation ou les réseaux sociaux sur nos sociétés. Donc on fait beaucoup de vulgarisation sur YouTube, on intervient dans les médias… Tournesol est aussi une plateforme collaborative de recommandation de vidéos. Nous avons une communauté qui compte des dizaines de milliers de membres. Grâce à un système de votes, la plateforme recommande des contenus qui, d'après la communauté, sont les plus recommandables.
Comment peut-on, à notre petite échelle, participer à la construction d’une société désirable ?
J.L : Nous avons justement créé un guide sur le site de Tournesol pour aider ceux qui le souhaitent, à passer à l’action.
C'est un sujet à la fois passionnant et terrifiant. Trop peu de représentant·es en France se saisissent du sujet, et trop peu de citoyens et citoyennes mesurent l'impact que l'information et les réseaux sociaux ont sur nos vies et nos sociétés. Difficile de se sentir libre dans des espaces numériques qui essaient en permanence de sucer ce qu'il reste de notre attention...
Comme introduction je recommande vivement la websérie Algorithmes de la chaîne YouTube Spline LND. C'est bien rythmé et bien vulgarisé, à voir.
Je m'en vais de ce pas commander le livre La Dictature des Algorithmes. Merci pour votre travail, et courage pour la suite, faut rien lâcher 🌻
Super interview merci !
Très éclairant, merci
Sujet très intéressant, cependant il est dommage, je trouve, de parler uniquement de la propagande russe et chinoise et de ne jamais mentionner celle américaine, qui je pense est au moins aussi importante et dangereuse que les 2 autres.
Les algorithmes actuels, et plus particulièrement ceux utilisés par les réseaux sociaux, s'en prennent également à notre santé mentale 😟
On peut lire ça dans le bouquin The Anxious Generation de Jonathan Haidt (en anglais), qui explique comment les jeunes ayant été exposés fortement aux téléphones pendant leur enfance, ont beaucoup plus de chances par la suite de développer des troubles mentaux.
La corrélation qui est donnée est le déclin de la « Play-Based Childhood », l'enfance basée sur le jeu, par opposition à la « Phone-Based Childhood », une enfance basée sur le... téléphone.
Je pense que les sociétés font maintenant face à un choix déterminant vis-à-vis de l'éducation. D'après moi il faut mesurer l'ampleur du problème et exiger des mesures politiques pertinentes pour protéger la santé des jeunes.
Au pif (et repris du blog After Babel) :
- pas de téléphone à l'école ;
- pas de réseaux sociaux avant 16 ans ;
- pas de smartphone avant le lycée (on peut tolérer les simples téléphones si besoin) ;
- plus d'indépendance et de responsabilité pour aller dehors et jouer dehors.
Force à tous les parents.
Bonjour, Un article qui pose des questions pertinentes. Mais pourquoi diable illustrer un article sur la démocratie avec la photo d'une allégorie de la Justice ?
Merci pour l’interview ! J’ai réalisé l’importance de m’engager pour la crise informationnelle lorsque j’ai vu des débats stériles sur le groupe Facebook de mon école faire plus de vus que des invitations à des BBQ végétariens gratuits.
Très intéressant en plus il y a des moyens d'actions individuels c'est sympa, merci !
Super échange, merci !
Ce n'est pas un joli constat mais c'est bon de se tourner vers l'avenir pour envisager des solutions qui correspondent aux enjeux et aux défis face à nous 🌻
Ce serait bien qu'on puisse filmer les dépouillements en France aussi, je ne sais pas si c'est possible actuellement. Ce serait un gage d'honnêteté et de transparence fort, et si ça peut contaminer de proche en proche les pays voisins c'est encore mieux.
Il y a une erreur dans le titre sur le nom : Lê Nguyên HOANG
Merci beaucoup ! C'est corrigé - dans le titre... et il en restait ailleurs.
Depuis quand, la démocratie souffrirait-elle de trop de débats ouverts à tous/toutes, de plus de lieux de débats non limités aux canaux de diffusion émanant ou en liens avec les pouvoirs politiques ou financiers susceptibles de trier leurs invités ou la teneur partisane de leurs émissions?.
Plus rien n’arrête la culpabilisation simpliste et caricaturale des réseaux sociaux accusés de tous les maux de la société.
Les pouvoirs médiatiques, politiques ont compris que la survie de leur autorité était remise en cause par une contestation à rayonnement visible et surtout mondiale sur les réseaux sociaux et qu’il était urgent de réguler, de brider, de contrôler cette liberté, surtout, d’opinions!.
Revenir au bon vieux temps où seule la parole de l'entre soi "politiquement correct" était vérité incontestable.
Vu à la TV, commenté par les "experts" de plateaux, c'est forcément vrai... sauf à n'être qu'un idiot complotiste, bien entendu!.
Réseaux sociaux, coupables utiles!. (2021):
Sur WordPress:
https://linfotox.wordpress.com/2021/06/15/reseaux-sociaux-coupables-utiles/