Illustration d'une tête de mort entourée de fleurs, le tout en couleurs

« L’immortalité est un vieux rêve, aujourd’hui alimenté par le modèle de l’informatique »

Défier la mort, un vieux rêve, et le dernier mantra des Big Techs. Mais qu'est-ce que ce défi prométhéen soulève comme interrogations ? On a posé la question au philosophe Philippe Huneman.

Philosophe des sciences et de la biologie, Philippe Huneman a récemment publié un vaste ouvrage sur la mort intitulé Death, ses causes, explications et justifications à travers l’histoire. Il explique en quoi les dernières découvertes de la recherche anti-âge restent malgré tout limitées.

Comment les premiers philosophes ont adressé la question de la mort ?

Philippe Huneman : Les discours sont très clivés ! Dans l’Antiquité, Platon affirme dans un dialogue intitulé Le Phédon, que « ceux qui philosophent droitement s’exercent à mourir », comme si penser notre fin donnait un sens à notre vie. À l’inverse, les disciples d’Épicure proclament peu après que « la mort n’est rien pour nous » : si j’y pense, c’est que je suis vivant, et si j’étais décédé, je ne pourrais pas y penser ; le plus raisonnable serait donc d’y être indifférent… Le débat se poursuit même mille ans plus tard. Un philosophe comme Montaigne juge dans ses Essais que « philosopher, c’est apprendre à mourir », tandis que Spinoza estime dans L’Éthique que « L'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ». Se positionner par rapport à notre disparition semble faire partie des grands invariants de la pensée à travers l’histoire.

Ces explications s’inscrivent dans une approche historique et plutôt classique de la mort. Quelle est l’originalité de la philosophie des sciences que vous pratiquez ?

P. H. : Les théories que j’évoquais relèvent d’une justification, mais elles ne nous apportent pas vraiment d’explications sur le sujet. En tant que philosophe de la biologie, je m’intéresse davantage aux causes de la mort et à ce que l’on peut en savoir d’un point de vue scientifique. Dans les années 1960, le biologiste Ernst Mayr (NDRL : Cause and Effect in Biology. Science) montre qu’il n’existe au fond que deux grands types d’explication causale en biologie : d’un côté, tout ce qu’on rattache à la vie des organismes – leur physiologie, leur anatomie, leur activité cellulaire, chimique, génétique, etc. – ; et d’un autre côté, tout ce que l’on rattache à la théorie darwinienne de l’évolution, qui va plutôt concerner des espèces dans leurs environnements… Et cela à l’échelle non plus d’une vie mais de nombreuses générations.

Pourquoi la mort fait-elle partie de la vie, d’un point de vue darwinien ?

P. H. : Plusieurs théories avancées dans la seconde moitié du 20e siècle tournent autour d’une même idée : le vieillissement et la mort seraient un effet secondaire de la sélection naturelle. Ils résulteraient d’un compromis optimal entre la nécessité de survivre et celle de se reproduire. Selon le biologiste George C. Williams par exemple (NDRL : Pleiotropy, natural-selection, and the evolution of senescence. Evolution, 11, 398–411), vous pouvez imaginer deux classes d’individus en concurrence, chacune déterminée par un gène : l’une vit très longtemps mais se reproduit peu, et l’autre au contraire meurt jeune mais fait davantage de descendants. Vous pouvez mathématiquement montrer que, sous l’effet de la sélection naturelle, les membres du premier ensemble ont tendance à disparaître et ceux du second à devenir dominants. Cela tient à bien des facteurs, mais on peut tout simplement évoquer le fait que, dans la nature, et encore aujourd’hui pour la plupart des êtres vivants, les causes de la mort sont le plus souvent extrinsèques : on est mangé par un prédateur, infecté par un virus, on ne trouve plus d’eau ni de nourriture… Dès lors, il n’y a aucun avantage à investir des ressources permettant de vivre cent ans ou plus, si c’est pour mourir croqué par un prédateur à trente ans… Une espèce a plus de chances de survivre si elle se reproduit rapidement, quitte à ce qu’elle soit moins bien armée à un âge avancé.

Vous évoquiez aussi une approche plus physiologique. En quoi nous aide-t-elle à comprendre la mort ?

P. H. : On peut partir d’un constat étonnant : les gros animaux ont tendance à vivre plus longtemps que les petits. Une souris grise vit entre deux et quatre ans en moyenne, tandis qu’un éléphant vit généralement jusqu’à soixante ans par exemple. Il existe évidemment des exceptions, comme l’espèce humaine qui vit relativement longtemps pour sa taille, ou plus encore lorsque l’on compare des espèces qui n’ont plus grand-chose à voir entre elles (des arbres avec des bactéries et des baleines par exemple…). Mais cela reste un pattern souvent pertinent. Au début du 20e siècle, l’un des premiers biologistes spécialistes du vieillissement, Raymond Pearl, confirme que la taille peut jouer un rôle : les petits organismes sont dotés d’un métabolisme rapide, leurs organes sont donc davantage sollicités et ont tendance à “s’user” plus vite. Cette explication a permis de mettre en évidence l’une des rares stratégies de réduction du vieillissement qui fonctionne : la restriction calorique. Lorsque vous nourrissez moins des souris en laboratoire, elles vivent plus longtemps, probablement parce que leur organisme travaille moins.

Cette théorie est-elle toujours considérée comme valide aujourd’hui ?

P. H. : On a davantage conscience de la diversité des formes de vie, qui rend difficile toute analyse générale et définitive sur les causes de la mort. En Californie, un chêne dit « de Jurupa » survit depuis plus de 13 000 ans en se clonant lui-même. Toujours aux États-Unis, dans l’Utah, une colonie de peupliers faux-trembles représenterait un seul et même individu vivant depuis 80 000 ans. Et à l’autre versant, certaines bactéries ont une espérance de vie d’environ une journée… Mais pour répondre plus directement à votre question, l’idée d’une usure des organismes, qui serait fonction de l’intensité de leur activité, continue d’être explorée. On sait par exemple que les cellules accumulent de petits détritus chaque fois qu’elles se divisent. Depuis les années 1970, des biologistes comme John Kerr montrent que cette accumulation finit par déclencher un processus d’auto-élimination des cellules – appelé « apoptose ». Une piste de la médecine anti-âge consiste donc à “nettoyer” régulièrement les cellules pour limiter leur élimination et ainsi notre vieillissement.

Pourrait-on vraiment repousser la mort avec ce genre de méthode ?

P. H. : Certaines expériences de laboratoire sont troublantes. Dans les années 1990, des généticiens constatent qu’ils peuvent augmenter d’environ 30 % l’espérance de vie des nématodes – une espèce de ver parasite, utilisé depuis longtemps comme organisme modèle – en inactivant un gène appelé « daf-2 ». Depuis lors, on a identifié des centaines de gènes impliqués dans la longévité, ce qui a donné lieu à une pluie de publications scientifiques et d’investissements dans la recherche anti-âge. Beaucoup d’entreprises biomédicales se voyaient déjà aux portes de l’immortalité. Plus récemment, la star de la médecine anti-âge serait plutôt les « télomères », des séquences d’ADN situées à l’extrémité des chromosomes, qui semblent protéger nos gènes mais qui ont tendance à diminuer de taille à chaque division cellulaire. On retrouve l’idée d’une usure qui serait fonction de notre activité métabolique. Cette fois, l’idée de la recherche anti-âge serait de “recoller” des bouts de télomères sur nos chromosomes vieillissants, grâce à des techniques de manipulation génétique avancées, afin de nous offrir une nouvelle jeunesse, potentiellement sans fin.

Vous semblez sceptique…

P. H. : J’ai deux grandes réserves : d’une part personne ne peut dire si ces marqueurs cellulaires sont un facteur de vieillissement ou s’ils accompagnent un processus plus profond. Autrement dit, le débat entre cause et corrélation n’est pas du tout tranché : éliminer des détritus cellulaires ou recoller des télomères n’aurait peut-être pas plus d’impact sur notre vieillissement qu’un lifting et une greffe de cheveux… Ma seconde réserve tient au fait que des scientifiques et entrepreneurs s’enthousiasment régulièrement pour des espèces très différentes de nous – des vers parasites, des méduses ou encore des bactéries par exemple –, de surcroît étudiées en laboratoire. Je doute qu’on puisse en déduire grand-chose pour la mortalité d’organismes humains qui ne fonctionnent pas du tout de la même façon. On sait par exemple que le gène daf-2, identifié chez les nématodes, joue également un rôle lorsque cette espèce se met en phase de latence, ce qui est une forme d’hibernation. Comment son inactivation pourrait-elle avoir le même effet chez l’espèce humaine, qui n’hiberne pas et qui rencontre par ailleurs d’autres problèmes avec l’âge – comme la survenue de troubles neurodégénératifs par exemple ?

Aujourd’hui le désir d’immortalité est alimenté par des milliardaires de l’économie de l’innovation : Elon Musk, Bryan Johnson, Peter Thiel…

P. H. : La plupart sont inspirés par le modèle de l’informatique, ils défendent spontanément ce qu’on pourrait appeler une idéologie du hardware et du software. Il y aurait d’un côté le corps biologique vieillissant, qu’on pourrait bricoler comme n’importe quelle machine pour le faire durer ; et de l’autre une sorte d’esprit ou de pensée, que l’on pourrait uploader en ligne comme un logiciel informatique. C’est amusant car, sous le vernis de modernité high-tech, on retrouve finalement la vieille dualité du corps périssable et de l’âme éternelle, déjà présente dans la philosophie antique et la plupart des religions. Il me semble aussi que cette idéologie accompagne un culte très californien et business compatible de l’optimisation. Dans les entreprises innovantes de la Silicon Valley, les ingénieurs informatiques sont constamment tenus d’optimiser l’ergonomie des sites et logiciels, les contenus recommandés sur réseaux sociaux, l’expérience client en général, etc. Sans parler de toute la tendance hygiéniste à adopter des modes de vie réglés comme des horloges. Il n’est donc pas surprenant de voir ces mêmes personnes rêver qu’elles puissent entretenir et optimiser leurs corps pour le faire durer éternellement.

Là encore, pourquoi êtes-vous peu convaincu par ce vieux rêve ?

P. H. : Parce que le corps n’est pas une machine qu’on peut bricoler comme un ordinateur ou une voiture. Ce qui est fascinant dans toutes ses approches – qui se revendiquent de la génétique, de la médecine de pointe ou encore des neurosciences –, c’est qu’elles reposent en fait sur une méconnaissance et même une négation de la réalité biologique. Si vous prenez les gènes par exemple, les scientifiques croyaient dans les années 1960, à l’époque de la découverte du code génétique, que chacun pourrait avoir un effet bien identifié, et qu’il suffirait donc de les modifier pour modeler un organisme à sa guise. Mais aujourd’hui, les généticiens en sont revenus : chaque séquence d’ADN entraîne de multiples effets, plus ou moins imprévisibles et surtout systémiques ; vous ne pouvez pas modifier une partie sans bouleverser l’équilibre du tout. De la même façon, il est illusoire de croire qu’on puisse dupliquer une intelligence humaine sous forme de réseau de neurones informatique, c’est mal connaître à la fois les neurosciences et l’intelligence artificielle. Ce qui permet finalement à ces fantasmes de perdurer, c’est le fait qu’ils soient alimentés par des milliardaires investissant beaucoup d’argent dans de la recherche, et qui vont donc obtenir des résultats à première vue intéressants. Mais ce n’est pas si différent d’une bulle spéculative. La mort fait partie de la vie parce qu’on ne contrôle pas tout et surtout pas l’évolution biologique de nos corps.

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
commentaires

Participer à la conversation

  1. Avatar Anonyme dit :

    Merci de faire avancer l'antique débat sur l'immortalité de façon lucide et pragmatique sous un prisme tout à fait contemporain. La nature est facétieuse et, dans son dessein de perpétuation des espèces, se joue de nos vaines tentatives de s'émanciper du cycle de la vie et de la mort. Ce qui est intéressant, c'est la représentation "technologique" et simpliste du corps et de l'esprit en tant qu'hardware et sofware par des geeks nourris de SF. Quelque part entre Lamartine ("Objets inanimés avez-vous donc un âme ?) et Frankenstein.

  2. Avatar Petitjean dit :

    Je parlerai davantage d'ammortalité ( ce que pourrait permettre une plus grande perméabilité/compatibilité entre notre eather et la technologie) que d'immortalité car le corps se décompose inexorablement. Dans ce cas, on peut imaginer une "extravie" mais il faudra un accompagnement psy costaud..! 😉

Laisser un commentaire