
Alors que la taxe d’enlèvement des ordures ménagères va encore augmenter de 10 % en 2023, les collectivités territoriales adoptent de plus en plus un mode de calcul différent : la tarification incitative. Une mesure qui vise à optimiser le tri des déchets mais qui pourrait aussi crisper les ménages les plus vulnérables, qui redoutent un système injuste.
Savez-vous combien vous payez chaque année pour l’enlèvement de vos ordures ménagères ? Si la réponse est non, rassurez-vous, vous n’êtes pas seul. D’après un sondage UFC Que-Choisir réalisé en 2017, seuls 45 % des Français connaissent le coût du ramassage et du traitement de leurs déchets. Il faut bien avouer que le système de financement de ce service ne facilite pas la tâche des particuliers. Dans le détail, il existe deux modèles de recouvrement : la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM), largement majoritaire, et la redevance d’enlèvement des ordures ménagères (REOM). Alors que la première est un impôt payé par les propriétaires en même temps que la taxe foncière, la seconde est une facture spécifique destinée à l’usager du service d’enlèvement. Les méthodes de calcul sont différentes, mais aucune n’est liée au niveau de revenu du foyer. Et cela pose des problèmes de justice sociale qui n’étaient pas forcément visibles quand le coût d’enlèvement des ordures était marginal dans le budget des familles.
Seulement voilà : ce coût ne cesse d’augmenter pour faire face à l’augmentation du nombre de déchets, mais aussi à la hausse de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP). Entre 1990 à 2010, les contributions de la TEOM et de la REOM avaient déjà quadruplé d’après un rapport du Sénat de 2014. Alors pour rendre ces hausses successives socialement plus acceptables, et surtout pour pousser les Français à mieux trier et réduire leurs déchets, les collectivités intègrent peu à peu une part variable complémentaire, en d’autres termes une tarification incitative (TI) dépendante du volume de déchets produits par chaque foyer. Cette nouvelle formule tarifaire concerne aujourd’hui 6,5 millions de foyers en France, mais elle n’est pas non plus indexée sur le niveau de revenu des ménages. Elle pose donc de nouvelles questions d’équité sociale, en fonction du lieu d’habitation, des moyens financiers et de la composition du foyer.
Les familles pauvres produisent plus de déchets
“Quand on analyse la consommations des foyers, on s’aperçoit que plus les ménages sont pauvres, plus ils consomment de matière et plus ils produisent de déchets”, constate Maud Mallier, spécialiste de la tarification incitative, autrefois employée en collectivité territoriale et aujourd’hui responsable projets pour les collectivités locales chez Veolia. D’un point de vue très concret, cela signifie que si la tarification incitative est trop élevée dans certains cas, les usagers ne seront pas solvables. Une situation qui mettrait en péril le financement de la collecte et du traitement des déchets de la collectivité. Pour éviter d’en arriver là, les communes prévoient des garde-fous. Tout d’abord, elles établissent une grille tarifaire et fournissent un bac de collecte en fonction de la composition du foyer. Une famille nombreuse disposera donc d’un plus grand bac qui, comparativement, coûtera moins cher qu’un plus petit dans le forfait fixe payé par l’usager pour ce service. De plus, la plupart des communes ont écarté le système de la tarification à la pesée, qui consiste à quantifier le poids des ordures ménagères de chaque foyer à l’aide de balances dans les camions poubelles, pour ces raisons d’équité sociale, mais aussi pour éviter les incivilités. À la place, on lui préfère la tarification à la levée, qui dépend du nombre de présentations du bac à la collecte, et la tarification au volume du bac.
L’entreprise à mission Citeo, elle, accompagne les communes pour instaurer une tarification sociale au sein de la tarification incitative. Le concept ? Intégrer des principes de justice sociale dans la fiscalité des déchets. “C’est possible pour les services de l’eau, de la petite enfance, mais pas pour celui des déchets”, explique Romain Lebègue, directeur collecte, tri et déchets abandonnés de Citeo. “Nous savons qu’on ne pourra réussir la transition écologique que si les nouvelles mesures sont supportables par tous”. Cela pourrait notamment se traduire par l’instauration d’un tarif progressif modulé selon des critères sociaux. Dans la même optique, Citeo encourage la possibilité de mettre en œuvre la tarification incitative sur une partie seulement d’un territoire donné. “Faire en sorte qu’une collectivité puisse déployer la tarification incitative par phase et surtout par zone, en commençant par l’habitat pavillonnaire serait vraiment facilitateur, par exemple à Bordeaux, Caen, Grenoble, Versailles”, ajoute Romain Lebègue. Ce qui permettrait de prendre en compte certaines inégalités d’accès au tri pour les populations, mais aussi les difficultés techniques rencontrées par les collectivités locales lorsqu’elles doivent instaurer la TI en milieu urbain, où la densité de l’habitat rend beaucoup plus complexe son application.
Une nouvelle façon de communiquer auprès des usagers
“Il faut réaliser un vrai travail de sensibilisation des usagers, poursuit Maud Mallier. Il y a une trop grande inactivité des services publics sur le coût des déchets, car beaucoup de gens pensent que c’est gratuit. Non, c’est un service payant depuis toujours, il faut l’expliquer ! Certaines communes profitent aussi de la tarification incitative pour revaloriser leur base, ce qui lui donne des airs d’un impôt supplémentaire. Donc il faut changer de message, ne pas faire croire que la réduction des déchets signifie une baisse de la facture, mais dire que c’est bon pour la santé si on consomme mieux, bon pour le portefeuille si on consomme moins, bon pour la planète si on produit moins de déchets.” Une nouvelle communication qui doit s’adapter à son public : habitat pavillonnaire, habitat collectif, quartiers prioritaires, zones urbaines privilégiées…
Dans les quartiers prioritaires, la tarification incitative doit tout particulièrement bénéficier d’un accompagnement et d’une sensibilisation au tri et à la réduction des déchets. “Ça passe par remettre à jour les locaux poubelles, détaille Maud Mallier, dans certains quartiers ce sont des dépotoirs qui ne donnent pas envie de trier, car ça sent mauvais, les bacs sont vieux, les espaces sont confinés ou saturés… Il faut trouver des solutions adaptées pour aider la population à trier, distribuer de sacs de collecte, afficher les consignes de tri, montrer qu’à la maison, il peut juste s’agir d’un petit sac accroché à la poignée de la porte de cuisine.” Une étude sur la tarification incitative publiée par la métropole lyonnaise en 2022 insiste sur ces déterminants socio-psychologiques dans le geste de tri : “Le rapport au tri dépend de l’attachement au lieu de vie (logement, quartier, ville). Les personnes fortement investies et attachées à leur domicile, telles que les propriétaires et les retraités, trient davantage. Ce lien est généralement moins prégnant dans l’habitat social.”
Le rôle joué par ces déterminants divers et variés, allant de la peur de changer ses habitudes aux valeurs partagées par les habitants d’un même quartier, explique pourquoi les sciences comportementales sont devenues en quelques années un allié incontournable des acteurs et actrices de la gestion des déchets. En les utilisant, ceux-ci espèrent mieux connaître le comportement des usagers face à leur production de déchets, un préalable essentiel avant de prendre une décision. “Il est évident qu’avec un public plus CSP+ et “bobo”, sensibilisé aux questions environnementales, on peut aller plus loin sur ces questions qu’avec d’autres publics”, note encore la responsable de chez Veolia. Un constat nuancé par l’étude de la métropole lyonnaise, qui évoque une faible tolérance au gaspillage chez les ménages modestes, plus enclins à faire des économies quand c’est nécessaire. Un potentiel levier à activer pour les inciter à mieux gérer leurs déchets.
En moyenne, une réduction de 40 % des ordures ménagères résiduelles
Sur le terrain en tout cas, les élus ne tarissent pas d’éloges sur la tarification incitative, comme on peut le découvrir dans une enqûete de Citeo datant de 2019. Pour Jean-Marc Willer, ancien maire d’Erstein (67), “les citoyens doivent payer le prix juste en fonction des efforts de tri qu’ils fournissent. Les inconvénients existent mais tout se régule très vite. Au final, au bout de quelques mois, les résultats sont là : le coût est plus faible, les quantités recyclées sont plus importantes et la production de déchets a tendance à diminuer.” De son côté, Corry Neau, adjointe au maire de Vineuil Saint-Firmin (60), met l’accent sur les avantages en termes de communication de ce nouveau contrat passé avec les habitants : “La redevance incitative nous a amenés à avoir une meilleure connaissance des usagers et une nouvelle relation avec les habitants.”
Il faut dire que les chiffres leur donnent raison : d’après Citeo, le passage à la TI permet aux collectivités d’économiser entre 5 et 10 % de coût de gestion des déchets, et aux habitants qui trient bien leurs déchets d’économiser de 15 à 30 % sur leur facture. D’ailleurs, 70 % des usagers de la tarification incitative sont satisfaits du dispositif. Le geste de tri, lui, est largement amélioré : Sur les zones où elle est instaurée, la tarification incitative permet de “réduire de 41 % la quantité d’Ordures Ménagères Résiduelles (OMR), d’augmenter à due concurrence la collecte des recyclables et de réduire de 8% les Déchets Ménagers et Assimilés (DMA)”, selon un rapport de la Cour des comptes de 2022. À Besançon, la redevance incitative couplée à d’autres dispositifs de sensibilisation a permis une réduction de 37 % des déchets depuis 2008.
Reste un paradoxe : si la tarification incitative fonctionne, le tri des déchets sera plus efficace, mais pas forcément la réduction du volume, puisque la quantité d’emballages dans le bac jaune va augmenter, et avec lui le coût du recyclage. À terme, c’est un potentiel problème de trésorerie qui se profile pour les collectivités. “Ma recommandation, c’est d’aller plus loin et de réfléchir au problème dans sa globalité, conclut Maud Mallier. Pour trouver un équilibre, il faut facturer la totalité des flux, le bac jaune, les déchets verts, etc. D’ailleurs il y a des communautés qui commencent à le faire : si vous déposez vos déchets verts à la déchetterie, vous devez payer dès la première arrivée.” La Fontaine aurait trouvé une morale à cette histoire : “Vous triiez ? J’en suis fort aise. Eh bien ! Réduisez maintenant”.
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