
En matière de problèmes... on n'est pas en reste. Mais pour ce qui est des solutions..., on cherche encore. Et si la culture du design pouvait nous aider ? C'est la conviction du designer Dominique Sciamma. Interview.
Dominique Sciamma est convaincu que la culture design peut sauver le monde. Lui-même est designer et a fondé la CY école de design. Il nous invite à apprendre, comprendre et déployer les méthodes du design, partout, et sur tous nos projets. Pour quoi faire ? Pour répondre aux défis de notre génération – et assurer le salut des suivantes. Rien que ça.
Selon vous, le design peut sauver le monde... La promesse n’est-elle pas trop ambitieuse ?
Dominique Sciamma : J’assume ma vision très hégémonique du design. Je pense que son rôle peut être central, massif, monumental et peut nous permettre de résoudre les problèmes de notre temps. On réduit souvent le design à ce qu’il produit : de beaux meubles ou des expériences agréables. Mais le design est surtout une méthode destinée à mener à bien des projets de transformation radicale. Et, dans un monde en constante mutation, c’est une aide précieuse, voire indispensable.
Quels sont les ressorts de la méthode design ?
D. S. : Le design tâche de répondre de manière très large et très profonde aux sujets qu’il aborde. Et la première chose qu'il apprend, c'est à bien formuler la question en allant au cœur de l’objectif. Prenons par exemple le projet de transformation d’un service de soins palliatifs. Ici, l’objectif pourrait être : « Comment mourir dignement ? ». Et pour y répondre, on comprend qu’on ne peut pas simplement s’intéresser aux objets, à la décoration des chambres et des couloirs. Il va falloir également réfléchir à la manière dont les visiteurs sont reçus, aux conditions de travail des médecins, des infirmières... Car la véritable mission du design consiste à « créer des conditions d’expérience de vie réussie ». Et cela va beaucoup plus loin que la seule conception d’objets, fussent-ils très beaux.
Dans le cadre d’un projet à designer, la première étape serait donc de préciser l’objectif sur lequel il faut travailler ?
D. S. : Exactement. Et c’est d’ailleurs ce que j’explique toujours à mes étudiants : quand on vous pose une question, surtout, n'y répondez pas. Jamais. C’est difficile de résister parce que nous sommes habitués dès l’école à croire que les bons élèves – et donc ceux qui sont sélectionnés pour devenir les leaders de demain – doivent savoir répondre aux questions, et le plus vite possible. Mais cette conception s’applique à un monde qu’on maîtrise totalement. Or, nous entrons dans un monde où on ne connaît pas tous les problèmes qu'on va devoir résoudre, et encore moins les réponses qu’on devra apporter.
Concrètement, comment s’y prend-on pour faire avancer le projet ?
D. S. : Il s’agit d’abord de cartographier tous les acteurs concernés, sans aucune exception – collaborateurs, clients, citoyens, partenaires, institutions..., et de lancer avec chacun une collaboration. Non pas pour les considérer comme des parties congrues ou secondaires du projet, mais en les tenant pour égaux. Il faut pour cela créer avec eux de la conversation, de la confrontation, de la controverse, parfois. C’est une posture difficile, mais qui permet à toutes les parties de s'approprier le sujet, de comprendre l'intérêt général, et surtout au projet de ne pas être construit hors sol, loin des réalités, des besoins, des ressources du terrain.
La collaboration est au cœur de la démarche du design ?
D. S. : Effectivement, et cela implique de renoncer à l’exercice autoritaire du pouvoir, à cette idée que les experts d’une discipline savent toujours mieux que les personnes concernées plus directement et à qui, dans le meilleur des cas, on va concéder le droit d’être concertées, après que les décisions ont été pensées pour elles. Ces modèles descendants de conception sont des impasses, et les solutions qui ont utilisé les compétences de plusieurs disciplines sont toujours plus solides. Cette démarche d’ouverture doit être menée avec beaucoup de bienveillance et d’écoute.
L’organisation des entreprises a valorisé les démarches planificatrices, les organisations hiérarchiques et verticales. Ce modèle a montré une certaine efficacité.
D. S. : Au vu du bilan écologique mortifère de ces modèles, on peut légitimement douter de son efficacité. Enfin, par définition, la planification taylorisée, hiérarchisée, divise les camps avec quelques-uns qui décident pour tous. La méthode du design laisse beaucoup plus de place à la réflexion et à la créativité. Parce que tout se joue non seulement dans l’enrichissement des points de vue mais aussi dans la recherche de solutions adaptées spécifiquement aux terrains – et non pas dans l’application d’une recette supposément universelle. Le design mise sur l’intelligence et non pas sur l’infantilisation ou la subordination dans les rapports. Cela revient à créer des instances qui soient des espaces à la fois de responsabilisation et de liberté.
Cette méthode remet en cause le rôle du leader ?
D. S. : Le vrai leader doit être le projet. Et pour qu’il vive, qu’il se transforme, qu’il infuse, il faut qu’il soit partagé. Le pouvoir consiste donc à donner les moyens aux parties prenantes de réfléchir, de converser, de débattre. Évidemment, cela ne peut pas fonctionner avec une horizontalité absolue, il y a besoin de leadership. Mais le leadership peut être ponctuel, contingent, émerger selon les besoins et les circonstances. À certains moments, on a besoin d’une personne capable de transporter des montagnes, d’autres fois de quelqu’un apte à l’exercice de la diplomatie, d’autres fois encore d’une personne très créative... Le leadership n'est pas un statut, il s’agit d’une capacité contingente qui consiste à faciliter les choses au bon moment. Il reste bien sûr que certaines personnes ont des compétences et la volonté d'accompagner les projets dans beaucoup de dimensions.
Une fois que les parties prenantes ont été consultées, que des idées ont émergé..., que fait-on de ce matériel ?
D. S. : Tout est mis en œuvre pour provoquer un foisonnement d’idées, mais ces idées doivent être testées pour voir si elles résistent à l’épreuve du réel. Il s’agit alors de prototyper tout ou partie des propositions avec des moyens très simples et très peu coûteux. Dans toutes les étapes, du début à la fin du processus, l’usage du dessin est alors central. Tout est plus facile à partager, à expliquer, à problématiser avec le dessin. Il permet surtout de ne pas travailler à partir d’une représentation réduite à des raisonnements linéaires, à des équations ou à des démonstrations. Il rend tangible l’expérience du corps dans les espaces, les interactions et les déplacements, mais aussi le caractère esthétique et sensible du projet. Autant d’éléments fondamentaux qui sont souvent absents des réflexions. Et cette méthode du dessin s'applique à tous les projets : aussi bien pour concevoir une table qu’un service qui accompagnerait la fin de vie.
Vous pensez que cette approche est plus efficace que celle proposée par l’étude des chiffres ?
D. S. : Il y a cette illusion que les équations vont nous permettre de modéliser le monde. C'est la folie des ingénieurs de penser que le monde se résume à un système d'équations et que par définition il est calculable. Par ailleurs, il existe aussi la folie des gens de lettres qui pensent que les mots suffisent à décrire le monde et à le maîtriser. Les discours et les mots forgent des raisonnements linéaires alors que le monde ne l'est pas. Il faut intégrer ce constat simple : ni les chiffres ni les mots ne sont suffisants pour comprendre. Nous devons entrer dans des pensées non linéaires, des pensées systémiques, des pensées holistiques.
Vous évoquez des organisations moins verticales, plus horizontales donc, qui favorisent la collaboration... Or Internet et ses outils favorisent l’éclosion de ce type d’organisations. Fait-il partie de la solution ?
D. S. : C'est très bien que la culture de la collaboration s'exprime entre autres sur Internet. En revanche, il ne faudrait pas que l’égocentrisme warholien que permet le numérique étouffe cet élan. La « ticktokisation », l'« Instagramisation » du monde, imposent une forme d'égoïsme numérique qui est le véritable ennemi de la démarche politique et collective. Le numérique reste ce pharmakon : il est à la fois le poison et le médicament. Mais si on voit bien le poison, on ne voit pas tellement le médicament. Et pour que cette tendance s’inverse, on a besoin de politiques éclairées, audacieuses, révolutionnaires. Je dirais que c'est la responsabilité de notre génération de créer les conditions pour que finalement éclosent des talents qui pratiquent cette nouvelle manière de travailler consistant à investiguer pour mieux comprendre les questions, mieux partager les enjeux, et mettre en œuvre les solutions... Si nous étions capables de prendre au sérieux l’ensemble des parties prenantes et de « déverticaliser » l'exercice du pouvoir et se rapprocher des territoires..., je pense qu’on créerait des conditions pour que ça se passe mieux.
Les institutions ont-elles un rôle à jouer ?
D. S. : Ça ne peut pas se faire contre elles, mais elles peuvent être un immense frein à la mise en place de cette culture nécessaire de la collaboration. Notons qu’on trouve des méthodes de type design dans les instances territoriales qui fonctionnent le mieux, c’est-à-dire les municipalités. Mais toutes les écoles ont un rôle primordial à jouer parce qu’elles préfigurent les modèles comportementaux et professionnels de ceux qu'elles forment. Pour moi, toutes devraient ressembler à des écoles de design. Cela consiste surtout à faire confiance à la capacité des gens à collaborer, à leur créativité, à ne pas la brider, à autoriser à faire autrement que ce que le maître imaginait qu'on puisse faire. Je considère d’ailleurs mon école comme un institut politique qui crée des espaces à la fois de liberté et de responsabilisation.
Cette interview est parue dans la revue 34 de L'ADN - Où sont les travailleurs ? Ils ne veulent plus travailler comme avant. Vous pouvez vous procurer votre exemplaire en cliquant ici.
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