L'Everest, un chat, un burger et un phare

Chat polonais, Everest et bar-tabac : pourquoi nous attribuons des notes à absolument tout

Rassurez-vous, cet article a été noté 5 étoiles par nos lecteurs.

Tapez n'importe quoi sur Internet et les résultats obtenus seront probablement assortis d'une note. Mais récemment, notre propension (déjà douteuse) à noter les restaus et musées qui nous entourent s'est étendue aux chirurgiens cardiaques, aux animaux domestiques et paysages de montagne. Rien ni personne n'échappe à la note, ni le bar-tabac à Pont-de-Montvert-Sud-Mont-Lozère, ni le phare perdu sur la côte baltique allemande. Simple toquade ou performance humoristique, notre obsession de la note est bien symptomatique de nos inclinations tyranniques.

La nature ? Ouais bof, j'ai vu mieux

Histoire de démontrer l’absurdité de la situation, l'illustratrice américaine passionnée d'aventure et de grand air Amber Share a lancé le compte Instagram subparparks. Elle y publie ses dessins de parcs nationaux et montagnes célèbres assortis des commentaires savoureux partagés par des internautes peu impressionnés par la beauté incommensurable de la nature. Ici, on apprend plusieurs choses : le lever du soleil sur le Mont Fuji au Japon « n'a rien de spectaculaire » ; Bryce Canyon dans l'Utah est « trop orange, trop pointu » ; le loch Lomond en Écosse est « assez ennuyeux » ; le Parc national de Saguaro « okay si on aime les cactus », le Kilimandjaro en Tanzanie « honnêtement, pas si cool ». (Rassurez-vous, le Kilimandjaro est tout de même évalué à 4,5 étoiles sur Google.) À la critique adressée au Parc national de YellowStone par un utilisateur aigri ( « J'ai vu mieux » ), l'artiste américaine, soucieuse de souligner que la nature n'a pas à être notée, répond dans sa publication par un petit recadrage sarcastique : « Apparemment, cette individu connaît un autre parc de 2 millions d'acres avec la plus grande concentration de mammifères des 48 états, plus de 10 000 sources hydrothermales (dont plus de la moitié des geysers du monde ! ), 1 800 sites archéologiques, 290 cascades et plus de 1 000 milles de sentiers de randonnée 🤷🏼‍♀️ » Il n'y a pas que nature qui en prend pour son grade. Sur Goodreads, un internaute a jugé bon de n’accorder qu'une seule étoile au roman Orgueil et Préjugés de Jane Austen. Le commentaire qui accompagne cette note sévère porte sur l'intrigue estimée peu trépidante : « juste un tas de gens qui passent leur temps à se rendre visite. »

Le mont Everest ne mérite guère plus d'une étoile

En ligne, de nombreux utilisateurs, dont des guides de montagne, s'amusent aussi de la sotte manie en inondant la section avis du Mont-Blanc sur Google Maps de commentaires sardoniques : « C’est un peu haut et il fait froid » ; « Il n'y a pas grand-chose à faire à part regarder le paysage. Ce serait super si un fast-food s’installait au sommet. On pourrait au moins se restaurer (et se réchauffer car il fait plutôt froid) avant de redescendre » ; « Beaucoup trop de neige ». Jusqu'à récemment, la section commentaire de l'Everest était assaillie de remarques similaires, mais il semblerait que Google ait finalement décidé cet été d'effectuer un tri, puisque la section ne comporte plus qu'un unique commentaire et une note de 5 étoiles. Avant cela, on pouvait y lire des dizaines de petites pépites posées là par de facétieux d'internautes ayant affublé le plus haut sommet du monde d'une ou deux étoiles : « Cette montagne m'a l'air fatigante, et en plus il n'y a pas de parkings » ; « C'est joli, mais avez-vous pensé à installer un accès handicapé ? ». En 2021, The Sidney Morning Herald s’offusquait de la note médiocre attribuée à l'époque sommet himalayen : une étoile, accompagnée d'une remarque laconique : « Je n'y ai jamais été ». Likée plus de 2400 fois, le commentaire visiblement humoristique est sans doute celui qui a lancé la mode des critiques satyriques sur la page avis du plus haut sommet du monde.

Les notes, une usine à blagues

Distribuer des notes absurdes est devenu un art à part entière sur Internet. Récemment, un chat errant s'est hissé au sommet des activités touristiques les mieux notées de Szczecin, une petite ville polonaise. Gacek (qui signifie aux grandes oreilles en polonais), félin noir et blanc, gras et trapu, a élu domicile rue Kaszubska dans le centre-ville. Depuis 2020, la présence de Gacek attire les touristes depuis qu'un média local lui a consacré un portrait, le rebaptisant au passage « Roi de la rue Kaszubska. » Depuis sa notoriété n'a cessé de grandir, attirant des visiteurs depuis l'Allemagne ou la Suède, lui valant même un article dans le Washington Post. Et bien sûr les notes et commentaires abondent sur Google Maps : « Ça valait le coup de voyager pendant des heures pour avoir l'impression qu'il m'ignore. Je recommande » ; « J'ai pris l'avion d'Oslo avec transit à Gdańsk pour voir Gacek. Comme prévu, il ne m’a prêté aucune attention, ce qui a rendu l’expérience tout à fait agréable. » Mais tous les visiteurs ne sont pas convaincus par le félin étoilé, observe Notes from Poland. « Je préfère les chiens », ou encore « Il a essayé de voler une saucisse » sont pour certains autant de raisons de n'octroyer qu'une étoile à Gacek qui, comme le note Google, est ouvert 24h/24. Même histoire à Gdańsk, autre ville de la côte polonaise, où un chien sur un balcon est devenu en 2021 l'attraction touristique locale la mieux notée sur Google.

Ce n'est pas très étonnant. S'il y a deux choses que les Internet adorent, c'est bien les petits animaux mignons et la distribution de notes. Évaluer les animaux est donc l'une des niches les plus fertiles d'Internet. Quand il ne donne pas des conseils pour soigner chiens et chats, le vétérinaire américain Matt McGlasson partage sur Instagram au son de la chanson Makeba les notes et avis (toujours très positifs) qu'ils attribuent à ses patients à fourrure sur la base de critères tout à faire subjectifs. Parmi eux : la capacité de Judy, petit chaton noir et blanc, à « bien se balancer » (11/10) ou à « lui dire des secrets » (10/10).

Le symptôme d'un malaise

Certes, notre penchant pour la note comporte un potentiel comique et attachant indéniable. Toutefois, il révèle surtout nos comportements de plus en plus délétères de consommateurs. Dans une interview donnée à L'ADN en 2020, le journaliste Vincent Coquaz, coauteur de La nouvelle guerre des étoiles, expliquait comme la notation intempestive s'était imposée partout : « La note est devenue un fait social, un fait qui s’impose à nous que l’on veuille ou non. On apprend depuis la maternelle à être noté, donc on ne questionne plus tellement la pertinence de la notation. » En mai dernier, France Inter s'interrogeait aussi : « Mais comment expliquer ce besoin de dégainer son avis ? Comment expliquer ce besoin de juger ? » Alors que nous nageons en pleine culture de l’évaluation permanente, certains tentent de parer leurs opinions du vernis de la rationalité. « J'ai l'impression qu'on essaie de donner des airs d'objectivité et de précision à des choses qui s'évaluent plus difficilement », explique Gilles Vervisch, agrégé de philosophie, au micro de France Inter. Une ambition qui serait peu vertueuse.

Dans son ouvrage Tous notés, Pierre Bentata, professeur d'économie, identifie plusieurs conséquences néfastes à notre petite manie. Tout d'abord, le remplacement de la politesse et de la courtoisie par une posture par défaut de défiance. Dans un contexte où l'autre (le chauffeur d'Uber, la montagne, Gacek...) n'est plus une simple altérité à laquelle se frotter, mais un juge souvent capricieux, les rapports se retrouvent immanquablement biaisés et appauvris. Ensuite, l'autosurveillance : par souci d’émancipation, chacun se voit contraint d'optimiser ses résultats dans les applications qui nous attribuent des étoiles type AirBnB ou Vinted. Enfin, la perte de ce qui ne se mesure pas. L'incalculable, innombrable, est relégué à l'arrière-plan. Heureusement, Judy et le Mont-Blanc s'en sortent bien, mais n'oublions pas ce qu'il y a de cocasse et d’aberrant à vouloir enfermer dans une notation le plus haut sommet du monde. Il est à peu près certain que l'auteur alpiniste Hillary Edmund, connu pour avoir comparé la contemplation des hautes montagnes à un acte de révérence et d'adoration, se retourne dans sa tombe. Peu importe, le malheureux n'est noté que 3,9/5 sur Babelio.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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commentaires

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  1. Avatar SubOCEAN dit :

    ⭐️⭐️⭐️⭐️⭐️ il est vachement bien ton article

  2. Avatar Anonyme dit :

    Merci pour cet article pertinent et tout à fait emblématique d'une situation que personnellement je déplore. Si noter un restaurant ou un hôtel peut être utile aux autres, la notation systématique fait émerger un rapport à l'autre basé sur le pouvoir (le consommateur a tout pouvoir sur la réputation du professionnel) tout à fait délétère. Par ailleurs, les expériences déplaisantes font aussi partie de la vie. On ne peut pas être tout le temps satisfait. C'est ainsi.

  3. Avatar Anonyme dit :

    Entièrement d'accord

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