Ouvrir les cours d’école à des associations, transformer les cantines d’entreprises en espaces de coworking ou convertir un gymnase en salle de formation : nos lieux peuvent-ils avoir des fonctions multiples ? Mieux : peut-on faire coller la variété de ces usages avec des temporalités différentes, pour un emploi plus durable des mètres carrés, mais aussi pour créer du lien dans les villes ?

L’ADN est partenaire du festival Building Beyond. Organisé par Leonard, la plateforme de prospective et d'innovation du groupe VINCI, l’évènement a pour vocation d’explorer le futur de nos espaces urbains. Et pour cette sixième édition, qui se tient à Paris du 17 au 24 juin, la thématique fil rouge, « Le Futur du déjà-là », résonne fortement avec nos obsessions éditoriales. L’occasion de vous proposer un suivi de l’évènement sous la forme de comptes-rendus de conférences augmentés du regard de nos experts invités.

En un mot, la chronotopie, ce concept désignant différents usages en fonction des temporalités, est-elle réalisable ? Cette question, et bien d’autres, s’est posée à l’occasion de la troisième journée du festival Building Beyond, le mercredi 21 juin, lors d’une table ronde réunissant Franck Boutté, consultant en conception durable, Céline Crestin, directrice de la stratégie de Paris La Défense, et Sylvain Grisot, urbaniste. Le débat était animé par Marie-Douce Albert, journaliste au Moniteur. Nous avons également pu interroger Sénamé Koffi Agbodjinou, architecte togolais à l’origine du projet Hubcités à Lomé.

Multiplier les usages, c’est déjà décarboner

Pourquoi faudrait-il multiplier les usages des bâtiments et, plus globalement, de notre patrimoine mobilier ? Si les enjeux sociaux, en particulier la réponse à la crise du logement, viennent immédiatement en tête, la question du temps d’usage face au coût carbone est moins souvent débattue. « Si l’on construit un mètre carré de bâtiment et qu’il est utilisé par deux personnes, il est moins carboné que s’il était utilisé par une personne », résume Franck Boutté, Grand Prix de l’Urbanisme 2022. « C’est cette notion du service rendu pour plusieurs usages, plusieurs utilisateurs, dans un même temps, qui permet de décarboner. Le calcul carbone temps/usage est un indicateur extrêmement intéressant à considérer, c’est pourquoi on doit se poser la question de la multiplication des usages. »

Pour Sylvain Grisot, qui se définit comme un “urbaniste circulaire”, ce partage de l’espace et du temps, c’est la « ville complexe », celle « qui ne tient pas sur un fichier Excel », mais c’est aussi celle vers laquelle on doit tendre. Au-delà de la question de la décarbonation induite par le partage de l’espace, « la ville, c’est se rencontrer, se cogner les uns contre les autres, avoir une nouvelle idée parce qu’on a discuté avec quelqu’un au café. Mais on organise nos villes pour éviter de se frotter, se confronter, partager, etc. Or, on est à la tête d’un capital incroyable que sont ces temps morts, ces salles de réunions vides », affirme-t-il. Mixer les usages, c’est donc aussi créer du lien, du « frottement » pour reprendre le terme de l’urbaniste. Un retour à une vision plus humaine, à plus petite échelle, de la ville ?

Créer du frottement dans la ville

Mais comment ? Qui peut créer ces frottements ? Céline Crestin, au sein de la Défense, a pour mission de piloter en partie l’ambition du quartier parisien : devenir le premier quartier d’affaires post-carbone au monde. « À la Défense, quand on parle de bureaux, entre les congés, la nuit et les week-ends, c’est à peine 30 % du temps d’utilisation des locaux », explique-t-elle. « Mais s’il y a des commerces au rez-de-chaussée, des logements également construits sur les lieux, on voit que la combinaison des usages sert plus longtemps et on amorti mieux le carbone incorporé. »

Une lecture de la combinaison des usages qui, selon elle, commence à être entendue par les différents acteurs privés qui construisent et aménagent les bâtiments. « Comment un bâtiment comme les tours de la Défense pourrait accueillir plusieurs usages et temporalités ? Le meilleur moyen, c’est de recréer du social et d'ouvrir les portes. Mais on est toujours dans une logique de faire de la chronotopie normée, top-down. En réalité, c’est parce que les gens du quartier échangent et discutent qu’ils peuvent savoir que tel espace peut être prêté, utilisé différemment », considère pour sa part Sénamé Koffi.

Une question doit aussi être abordée : celle de la réversibilité des bâtiments ; c’est-à-dire leur capacité à être aménagée pour de multiples usages. « Ce qu’on a fait ces dernières années en termes de logements, ça ne prend aucunement en compte la réversibilité. La question n’est revenue que très récemment. (...) Comment construire de manière à donner, demain, toutes les possibilités d’utilisation des bâtiments ? », s’interroge Franck Boutté.

En finir avec la monofonction

Finalement, la monofonction des bâtis a tous les torts. Elle ne permet pas la création de lien social, empêche la division d'un coût carbone des constructions, ne permet pas le croisement des temporalités à travers l’espace. C’est donc vers la chronotopie qu’il faut tendre : des espaces où se mêlent différents usages en fonction des temporalités.

Mais quelle chronotopie ? Sur quel modèle ? Sénamé Koffi souligne l’éclosion des tiers-lieux : « Les tiers-lieux attisent la mutualisation des ressources, ils sont typiquement des exemples de lieux où se croisent des temporalités. C’est étrange que l'on n'en ai pas parlé ici, ça montre peut-être le décalage entre les techniciens et ce monde de passionnés, de hackers, etc. ». Pour lui, la bonne chronotopie est celle des îlots : des espaces de frottements à petites échelles qui échappent à la normalisation des systèmes.

C’est le sens qu’il donne au projet HubCités, où les habitants s'attèlent à développer leurs propres technologies pour gérer leur quartier. Collecte des déchets plastiques, production de potagers collectifs, fabrication d’imprimantes 3D à partir de déchets informatiques. « De sorte que le lien du quartier est ménagé, que les technologies n’écrasent rien et que les personnes bougent et échangent entre elles » dans des espaces qui sont, on peut le dire, l’inverse des bâtiments à monofonction. « La monofonctionnalité, c’est comme la monoculture : à un moment donné, ça assèche, ça détruit la biodiversité », conclut-il.

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