Jeremy Rifkin

Jeremy Rifkin : « Nous devons apprendre à fleurir et non plus à grandir »

© Jeremy Rifkin

L'essayiste américain, spécialiste de prospective, revient avec un nouvel ouvrage qui nous incite à entrer dans l'âge de la résilience. Le défi ? Passer de la croissance à la floraison, du capital financier au capital écologique. Interview.

Son livre La fin du travail paru en 1995 a été âprement débattu. Mais la plupart des changements qu’il anticipait ont bien eu lieu sans que la solution qu’il préconisait (le revenu universel) soit mise en place. Ses essais suivants ont plus ou moins subi le même sort, pas totalement visionnaires, mais particulièrement éclairants. C’est le lot des futurologues que de dessiner des perspectives que la réalité infirmera en partie et précisera de manière inattendue.

Doté d’une culture encyclopédique, Jeremy Rifkin name drop un peu : « mon ami Michel Rocard », « les trois derniers présidents de la Commission Européenne que j’ai conseillé » … Et passe de l’anecdotique au global avec un esprit d’escalier parfois difficile à suivre. Ce qui ne l’empêche pas dans son dernier essai L’âge de la résilience – La terre se réensauvage, il faut nous réinventer, de proposer des pistes qu’il est de plus en plus urgent de suivre. Interview.

Dans le titre de votre nouvel essai vous employez le mot « résilience » qui en France a une connotation psychologique, alors que vous semblez lui donner un sens différent…

Jeremy Rifkin : J’utilise le terme résilience dans un sens beaucoup plus large. J’appelle résilience notre capacité à restaurer un monde vivable après différentes crises. C’est donc un concept qui embrasse l’économie, la sociologie, la psychologie. Face au changement climatique ou aux pandémies, il ne s’agit plus d’être fort mais d’accepter que nous sommes vulnérables. Et donc d’accepter d’être ouverts au monde et à de nouvelles expériences. Toutes les espèces doivent se montrer résilientes pour prospérer. Alors que notre système économique est basé sur l’idée de croître. Une idée plus différente qu’il n’y paraît de celle de prospérer.

Le changement climatique est la principale source de ce changement de paradigme ?

J.R. : Nous sommes à un point d’inflexion et tout le monde est inquiet. Il va y avoir de nouvelles pandémies. Tout le monde le sait. Puisque de la grippe aviaire au Covid-19, il y en a eu six ou sept en un peu plus de dix ans. En 1900, 90 % de la planète était sauvage. Aujourd’hui, 25 % seulement l’est. Les maladies se transmettent donc de plus en plus vite des animaux à l’homme. Plus globalement, le changement climatique est là et c’est un changement rapide. Il y a encore trois ou quatre ans, on se disait : « Il y a des canicules, des tempêtes et des incendies, mais c’est intermittent. » Aujourd’hui, c’est tous les jours. On ne se demande même plus quand tout ça va revenir à la normale : c’est la normale. Et même si l’on parvenait à supprimer toute émission de gaz à effet de serre, on ne retournerait pas au climat d’avant. Le changement est définitif. Et chacun dans notre coin, sans forcément en parler entre nous, nous nous apercevons que la planète est beaucoup plus puissante que nous ne l’imaginions, et que nous le sommes beaucoup moins. C’est le grand non dit de notre époque.

On a pourtant l’impression que notre économie fonctionne toujours comme si rien n’avait changé, ou en ne s’adaptant qu’à la marge à ces changements.

J.R. : La culture occidentale voit la nature comme un bien immobilier. Il faut comprendre que pendant 120 000 ans, l’homme a suivi la même courbe que les autres espèces : il s’est adapté aux changements de l’atmosphère et de l’écosystème. Plus de cent mille ans de climat extrêmement froid avec un répit de 5 ou 10 000 de temps à autre. Et puis, il y a 10 000 ou 12 000 ans, à la fin de l’ère glaciaire, nous avons bénéficié de plus de beau temps, de plus de ressources, et assez vite les premières civilisations hydrauliques ont commencé à créer des infrastructures et du progrès… Le concept d’efficacité a émergé petit à petit jusqu’à être couronné par les révolutions industrielles. Il a changé notre façon de voir le monde. On a commencé à extraire une partie croissante de la richesse de la Terre. Non plus pour s’adapter à la nature, mais pour adapter la nature à nous. Aujourd’hui, nous essayons d’être le plus efficace possible, mais nous savons que cela nous emmène tout droit vers l’extinction. Pendant 90 % de notre histoire, nous nous sommes adaptés à la nature, et durant 10 % de cette histoire, la nature s’est adaptée à nous. Alors que tout démontre que plus nous sommes connectés à la nature plus nous sommes heureux.

Mais sommes-nous outillés intellectuellement pour accueillir ce changement ?

J.R. : Au milieu du XVIIIe siècle, les physiocrates avaient raison. Les premiers économistes français affirmaient que : « la richesse est la production première nette », celle issue de la photosynthèse. Et puis les Britanniques sont arrivés, d’abord John Locke puis Adam Smith, et ils ont dit : « non nous ne sommes pas d’accord. » Locke qui avait d’autres idées intéressantes s’est complètement planté sur ce point. Il a expliqué que « la nature est sans valeur, seul le travail humain crée de la richesse ». Donc nous avons privatisé la nature pour la travailler. Aujourd’hui nous privatisons même l’atmosphère à travers les crédits carbones. C’est assez impressionnant, mais dans le mauvais sens du terme. Nous n’avons donc plus le choix désormais. Nous devons adopter un agenda différent qui nous permette de fleurir et non plus de grandir. La nature ne vise pas l’efficacité. Le « juste à temps », le lean management et les compressions de personnel, elle ne connaît pas. La résilience des écosystèmes est basée sur la diversité, pas sur la productivité. Elle est régénérative pas productive… Quand votre président Emmanuel Macron a parlé de la fin de l’abondance, il a acté la fin d’une certaine vision du monde. C’est assez courageux. Le président américain Jimmy Carter avait plus ou moins fait la même prédiction à la fin des années 70, mais personne ne l’a écouté et personne ne s’en souvient. Alors qu’aujourd’hui nous savons tous que notre civilisation occidentale programme sa propre extinction.

Techniquement, notre civilisation a-t-elle les armes pour effectuer ce changement sans sombrer ?

J.R. : La troisième révolution industrielle qui a engendré Internet et les énergies décarbonées ne vient pas s’ajouter aux deux précédentes. Les infrastructures résilientes sont appelées à remplacer celles qui préexistent. C’est maintenant que nous devons passer de la croissance à la floraison. C’est-à-dire du capital financier au capital écologique.

De la productivité à la régénérabilité.
Du Produit Intérieur Brut à l’Indice de Qualité de Vie.
Des externalités négatives à la circularité.
De la propriété à l’accès.
Du marché au réseau.
Des grandes compagnies aux entreprises de taille moyenne coopératives.
D’une économie verticale à une économie plus horizontale.
De la propriété intellectuelle à l’open source.
De la globalisation à la géolocalisation.

Une révolution ?

J.R. : L’ensemble de ces changements dessine un système qui n’est plus tout à fait le capitalisme tel que nous le connaissons. Mais ça n’a rien à voir avec une révolution socialiste. Le capitalisme et le socialisme étaient tous deux productivistes. Et il s’agit précisément de sortir du productivisme. Et je note que c’est déjà l’agenda de la génération Z et les jeunes millenials. Ils descendent dans la rue et organisent des actions selon un principe qui est tout à fait nouveau. Ils disent « nous sommes une espèce, et si nous avons des désaccords sur les questions sociales, raciales ou religieuses, il y a une question plus importante qui nous réunit tous. »

Pourtant, au cœur même des bouleversements de la troisième révolution industrielle, le succès des GAFAM ou les entreprises d’Elon Musk démontrent que nous ne sommes pas tout à fait sortis de la dynamique du capitalisme.

J.R. : Les deux premières révolutions industrielles ont été menées par des compagnies géantes. Créer un réseau de chemin de fer ou un réseau téléphonique implique ce type de méga structures. Et aujourd’hui on pourrait penser que c’est la même chose lorsqu’on observe la puissance des GAFAM. Mais, à terme, la dispersion permise par Internet fait que d’autres acteurs peuvent émerger. Et ces compagnies ne resteront donc pas aussi puissantes. Elles ont participé à créer le cerveau global et le système nerveux du nouveau monde qui permettront de se débarrasser d’elles.

Dans votre livre, vous évoquez les makers et leurs imprimantes 3D auxquels vous avez déjà consacré La nouvelle société du coup marginal zéro. Ce nouveau mode de production se développe moins vite que vous ne l’aviez espéré…

J.R. : Lors de la première révolution industrielle, le déploiement du train ou du télégraphe à l’échelle d’un pays a pris 30 ou 50 ans. Lors de la seconde, il a fallu moins de 25 ans pour que, dans les grandes villes, on installe l’électricité, le téléphone et qu’on construise des gratte-ciel. Mais regardez les éoliennes : dans les années 2000, elles étaient encore chères et expérimentales. Aujourd’hui, elles fournissent une des électricités les moins chères du monde. Ça a mis 15 ans. Les imprimantes 3D sont un peu plus lentes à s’implanter. Mais l’argent est là, la technologie est là, et les gouvernements y travaillent comme le démontre le plan de 300 milliards de dollars mis en place par Joe Biden. Tout ça nous paraît lent à cause de la crise climatique qui va très vite, mais ces changements sont assez rapides.

Vous êtes donc plutôt optimiste ?

J.R. : Disons que le monde dans 20 ans sera très différent du nôtre… Si nous survivons jusque-là.

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