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Faire monde avec l’immonde : l’imaginaire du déchet au cœur des transformations écologiques

Avec Veolia
© John Cameron

La notion d’Anthropocène suffit-elle à comprendre la période que nous vivons ? Ce n’est pas l’avis du sociologue Baptiste Monsaingeon, auteur d’Homo Detritus, qui propose quant à lui le terme de poubellocène¹. Car, à bien y réfléchir, la majeure partie des matières impliquées dans les problèmes environnementaux sont des déchets issus des activités humaines, que ce soit les plastiques, les émissions de CO2, les pollutions en tout genre, ou encore les déchets nucléaires. Et si la transformation écologique passait avant tout par un nouveau rapport aux déchets ?

L’invention des déchets

On imagine généralement les progrès de la civilisation occidentale comme allant de pair avec une amélioration des conditions de propreté et d’hygiène. Le constat est largement à nuancer : en réalité, les sociétés modernes sont surtout marquées depuis la révolution industrielle par un accroissement massif de la quantité de déchets produite, et une difficulté toujours plus grande à les gérer.

Jusqu’au XIXe siècle, les déchets tels qu’on les conçoit aujourd’hui n’existaient pas. Dans des sociétés aux ressources limitées, les matières utilisées sont systématiquement réutilisées plutôt que jetées, comme le soulignent les historiens François Jarrige et Thomas Le Roux : « Pendant longtemps, les urines et excréments humains et animaux, les sous-produits de boucheries, boues de rue, coquilles d’huîtres, chiffons de laine, vieilles chaussures, tous ces produits du quotidien sont réutilisés d’une façon ou d’une autre. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les chiffons d’origine végétale donnent le papier, les boîtes de conserve deviennent des jouets, les os sont utilisés pour la fabrication d’objets ou d’ornementation, ils ne sont donc pas des déchets comme ils le sont devenus dans notre civilisation de consommation de masse marquée par le choix des produits jetables et périssables.²»

« L'invention des déchets » peut être ramenée à deux ruptures principales : celle entre ville et campagne, puis la consommation de masse

L’historienne et urbaniste Sabine Barles l’a montré : « l’invention des déchets » peut être ramenée à deux ruptures principales³. D’une part, une rupture métabolique entre la ville et la campagne. Alors que les résidus urbains étaient auparavant systématiquement réutilisés par les périphéries rurales sous forme d’engrais, on a recours à partir de la fin du XIXe siècle à des matières fossiles importées ou à des engrais chimiques pour fertiliser les terres agricoles. Dès lors le fumier, autrefois perçu comme une richesse, devient un déchet et une charge pour les villes qui doivent désormais organiser sa collecte et sa gestion.

Brûlage de détritus, 1973

D’autre part, le développement de la consommation de masse au XXe siècle entraîne la fabrication toujours plus massive de produits composites issus de la chimie de synthèse, beaucoup plus difficiles à réutiliser. On passe alors d’une économie du recyclage à une économie du gaspillage et du jetable⁴. Parallèlement, la durée de vie des objets se réduit elle-même considérablement, notamment à partir de la théorisation, aux États-Unis dans les années 1930, de l’obsolescence programmée pour soutenir l’industrie et la croissance.

L’histoire des déchets n’est pas seulement liée aux évolutions technologiques, mais s’inscrit aussi dans une histoire des sensibilités

L’odeur et l’angoisse : les déchets dans l’imaginaire occidental

Mais l’histoire des déchets n’est pas seulement liée aux évolutions technologiques : elle s’inscrit également dans une histoire des sensibilités, qui révèle un rapport spécifiquement occidental aux déchets.

Comme l’a montré l’historien des sensibilités Alain Corbin, ici la véritable rupture anthropologique s’est produite à partir du XVIIIe siècle et a profondément modifié l’usage par les Occidentaux de leur odorat. Toute une série de croyances portées par les élites savantes de l’époque, dites « néo-hippocratiques », imputent alors aux odeurs un pouvoir putréfiant et mortifère.

Ces croyances tendent à rendre insupportable la présence autrefois banale d’une multitude d’odeurs. Celles liées notamment aux résidus organiques ou ménagers deviennent une source d’angoisse. Le développement du mouvement hygiéniste aidant, on se met à dénoncer les puanteurs urbaines, à prôner l’éloignement des cimetières, la purgation des rues et l’aménagement de lieux de relégation des déchets.

Cette « mythologie olfactive » , liée à des croyances pré-scientifiques, recoupera en partie les découvertes bactériologiques de Pasteur, qui permettront d’identifier précisément certaines sources de maladies qui, comme la fièvre typhoïde ou le choléra, sévissaient encore à la fin du XIXe siècle du fait des conditions d’hygiène.

©Francesco Scatena

Ainsi, les découvertes scientifiques se mêlent aux angoisses anciennes : c’est par exemple au nom de la lutte contre les odeurs d’excréments et, paradoxalement aujourd’hui, de l’assainissement de l’air que s’impose l’usage de l’automobile pour limiter la présence d’animaux en ville.

Invisibiliser les déchets… et ceux qui s’en occupent

L’angoisse que procurent les déchets conduit à les refouler de plus en plus loin des lieux de vie, à les rendre de plus en plus invisibles, alors même que leur quantité ne cesse d’augmenter. Cette situation paradoxale conduit à plusieurs crises des déchets depuis le XIXe siècle, qui trouveront différentes solutions : relégation dans des décharges, incinération, rejet dans des cours d’eau ou dans la mer.

Si à l’heure actuelle, les pays du Nord semblent avoir maîtrisé leur gestion des déchets, c’est d’abord parce qu’ils les ont repoussés toujours plus loin, notamment dans les pays du Sud. C’est le cas par exemple des appareils électroniques, utilisés surtout pas les populations des pays développés, mais dont les déchets sont envoyés massivement dans les pays pauvres d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine pour rejoindre de grandes décharges toxiques comme celle d’Accra au Ghana.

Cette volonté de cacher les déchets, synonymes de souillure et de danger, touche également les personnes dévouées à leur manipulation. C’est le cas notamment des chiffonniers, ces personnages inquiétants qui font commerce de ce qu’ils trouvent dans les rues. Encore près de 500 000 à la fin du XIXe siècle en France, ils jouent un rôle décisif dans la remise en circulation des résidus urbains, et dans la propreté des villes.

Pourtant, à l’instar de ces figures en contact avec l’impur, comme le bourreau d’ancien régime, dont la proximité avec la mort entraînait la relégation sociale, le chiffonnier est en proie à une forme de stigmatisation du fait de son contact étroit avec les déchets : ainsi que le décrit Alain Corbin, « Il appartient à la ville nocturne, qu’il parcourt armé de son crochet, sa hotte sur le dos. Il fouille l’ordure, la transporte dans son dépôt, la trie. On le perçoit comme dangereux, immoral. Il est nécessaire de le surveiller. Si possible on l’enregistre, comme on le fait des prostituées.”Cette stigmatisation touche encore aujourd’hui les populations en contact avec les déchets, depuis la dévaluation sociale et symbolique de l’éboueur à la relégation des populations dites Roms, ces « recycleurs de génie » ⁶.

©Hervé Agnoux

Dans de nombreux pays d’Amérique latine, le déchet est vu comme une promesse de fécondité, et non un signe de décrépitude

Magnifier l’imperfection, du Mexique au Japon

L’imaginaire occidental, prompt à refouler les matières jugées impures tout comme les populations nécessaires à leur gestion, est donc en grande partie responsable de l’aveuglement qui a conduit à la crise actuelle des déchets caractérisée par leur accumulation et leur éloignement. Pourtant, la modernité connaît également d’autres rapports aux déchets qui pourraient nous aider à repenser le nôtre.

Ainsi, dans de nombreux pays d’Amérique latine, le déchet est vu comme une promesse de fécondité, comme un élément du patrimoine, et non un signe de décrépitude. Comme le formule Alain Corbin, dans certaines régions d’Amérique Centrale, l’ordure est célébrée : « Elle est racine d’une culture, objet de fêtes, de cérémonies, de rites. L’épandage est magnifié ; on s’oppose à sa disparition. »

Mais arrêtons-nous surtout sur l’exemple du Japon⁸. Les modes de vie et de pensée y impliquent très concrètement chaque citoyen dans la gestion quotidienne des déchets. Cette responsabilité collective de la gestion des déchets, qui débute dès l’école dont les élèves nettoient eux-mêmes les lieux, explique pour partie la remarquable propreté des espaces publics japonais.

Aussi, parce que les Japonais s’organisent collectivement pour nettoyer les espaces de circulation autour de leurs quartiers et de leurs lieux de travail, les poubelles de rues et les agents d’entretien sont pratiquement inexistants. Tout se passe comme si chaque citoyen prenait les caractéristiques du chiffonnier, faisant de la gestion des déchets un véritable lieu du lien social.

Au Japon, nettoyer, trier et ordonner sont pensés comme des exercices méditatifs à même de relier celui qui s’y consacre à l’impermanence du temps

Cette gestion collective des espaces publics - mais aussi privés - japonais trouve son origine à travers une véritable esthétique spirituelle mais aussi poétique concentrée autour des gestes que les Occidentaux considèrent comme des « tâches » : là-bas, nettoyer, trier et ordonner sont pensés comme des exercices méditatifs à même de relier celui qui s’y consacre aux principes d’impermanence du temps, de circulation des énergies et de sobriété morale.

Liée à la pensée wabi issue du bouddhisme zen, cette approche rituelle de la gestion des déchets dans les espaces de vie concerne également la conception des objets : parce qu’ils gagnent un caractère luxueux au fur et à mesure de leurs multiples réparations, perçues comme autant de raffinements qu’ils reçoivent de la main de l’Homme, ils ont aussi pour fonction de véhiculer la beauté du Temps, fugace et éternel, et l’acceptation de l’imperfection. On citera l’art du Kintsugi, qui consiste à réparer les débris d’un objet à partir d’une jointure en or, comme pour mieux faire l’éloge de son imperfection, et permettant d’allonger toujours plus la durée de vie des objets.

©Gugger

S’inspirer des marges : la richesse des ruines et le regard du chiffonnier

Ce principe de réparation systématique des objets pourrait révolutionner notre manière de concevoir la construction urbaine. Comme le souligne Sabine Barles, les villes concentrent une masse considérable de matières inutilisées, dans les biens de consommations courants, leurs infrastructures, mais aussi et surtout leurs sous-sols.

Plutôt que d’importer ces matières de l’extérieure, les villes pourraient ainsi se servir de ces gisements pour les réutiliser, soit en les recyclant dans des travaux de rénovation urbaine pour les villes en stagnation démographique, soit en les exportant vers les villes en cours d’urbanisation : « Ces métaux abandonnés, en coma ou en hibernation (…) pourraient jouer un rôle majeur à l’avenir, s’ils font l’objet de politiques systématiques, et malgré la relativisation de leur importance en contexte de croissance » ⁹. Une vision systématique et circulaire des matériaux urbains à l’échelle globale qui n’en est encore qu’à ses balbutiements.

Plus généralement, le sociologue Baptiste Monsaingeon nous invite à repenser notre système productif en réactivant la figure occidentale du chiffonnier, qui peut servir de boussole pour déterminer les matériaux que l’on peut produire ou non, à partir des déchets qui en résultent. Les déchets radioactifs ou chimiques très polluants, ceux dont les humains ne savent que faire, devraient selon lui être exclus, mais « en adoptant le regard du chiffonnier, on peut identifier ce qui est de l’ordre du reste avec lequel il semble possible de faire monde (…). Ceci pourrait être une visée politique raisonnable à court terme.¹⁰»

À propos de Païdeia
Païdeia est un collectif de chercheurs-consultants qui œuvre à la diffusion des sciences humaines et sociales dans le monde économique comme outil d’aide à la décision et à la transformation des entreprises.


¹ Baptiste Monsaingeon, Homo Detritus. Critique de la société du déchet, 2017. Voir aussi Baptiste Monsaingeon, « Sortir du poubellocène : changer notre rapport aux déchets », propos recueillis par Cécile Bonneau et Maëliss Gouchon, Regards croisés sur l’économie, 26, 2020, p. 47-55.
² François Jarrige et Thomas Le Roux, « Le rôle des déchets dans l’histoire », propos recueillis par Stéphane Le Lay, Mouvements, 87, 2016, p. 63.
³ Sabine Barles, L’invention des déchets urbains : France 1790-1970, 2005.
⁴ François Jarrige et Thomas Le Roux, « L’invention du gaspillage : métabolisme, déchets et histoire », Écologie & politique, 60, 2020, p. 31-45.
⁵ Alain Corbin, « Préface » à Delphine Corteel et Stéphane Le Lay, Les travailleurs des déchets, 2011, p. 11.
⁶ Martin Olivera, « Insupportables pollueurs ou recycleurs de génie ? Quelques réflexions sur les ‘Roms’ et les paradoxes de l’urbanité libérale », Ethnologie française, 45, 3, 2015, p. 499-509.
⁷ Alain Corbin, « Préface », op. cit., p. 9.
⁸ Voir par exemple J.-M. Bouissou (dir.), Esthétiques du quotidien au Japon, 2010.
⁹ Sabine Barles, « Écologie territoriale et métabolisme urbain : quelques enjeux de la transition socioécologique », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 5, 2017, p. 826.
¹⁰ Baptiste Monsaingeon, « Sortir du poubellocène : changer notre rapport aux déchets », op. cit., p. 53.


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