
A côté de contenus « discursifs » ou éditoriaux, une autre forme d’expression des marques qui implique directement le corps, s’impose à nous. Analyse de Daniel Bô.
A côté de contenus « discursifs » ou éditoriaux, une autre forme d’expression des marques, qui implique directement le corps, s’impose à nous. Cette modalité d’adresse aux consommateurs peut prendre diverses formes (lieux, machines, interfaces, objets, sons, odeurs, goûts…) et créer différents effets. Aujourd’hui certaines marques s’emploient à codifier les perceptions physiologiques de leurs produits et communication ou l’atmosphère de leurs lieux pour construire de véritables identités sensorielles.
L’expérience d’une marque est la somme de stimuli très divers. Les marketeurs se focalisent le plus souvent sur les manifestations discursives (publicité, messages, contenus éditoriaux). Mais il faut aussi prendre en compte le champ des expériences sensorielles et physiologiques, largement exploitées par les marques, qu’elles en soient conscientes ou non.
La marque, une expérience totale
Selon Raphaël Lellouche, en effet, on a trop privilégié la parole, le verbe, les mots, comme étant le vecteur fondamental du sens. Or le prisme presque exclusivement discursif que nous avons de la culture est un atavisme qui nous est resté de l’ère Gutenberg. Depuis le milieu du XIXe siècle, toute la culture contemporaine est conditionnée par les médias techniques (photographie, cinéma…) qui enregistrent du réel et pas seulement du symbolique, et qui supposent une interaction physiologique en se branchant aux organes sensoriels. Le sens ne passe plus uniquement par le véhicule de la parole ou de l’écriture mais directement par le corps, avec pour résultat une efficacité et une profondeur d’expérience bien supérieure à celles d’un discours purement rationnel.
Toute marque entretient potentiellement des relations physiologiques avec ses consommateurs, que ce soit par le biais de ses produits, de ses lieux de vente ou de ses modes de communication.
Les produits, vecteurs d’une sensorialité signifiante
Dans le cadre de leur usage, les produits engagent le corps de leurs consommateurs et leurs procurent des sensations physiologiques d’ordres très divers. Ces effets vont plus loin que la simple stimulation des cinq sens, évidente notamment dans le cadre de produits alimentaires ou olfactifs. Ils peuvent, par exemple, mettre en œuvre des postures et des gestuelles : ainsi Harley Davidson appelle à une tenue particulière du corps sur le siège, tandis que la prise de vitesse réveille des émotions comme la peur ou l’excitation ; Apple a récemment déposé le geste de déverrouillage tactile de l’iPhone, désormais intrinsèquement associé à la marque. Ou encore toucher aux sensations « internes », comme la sensation de bien-être « de l’intérieur » vendue par Activia.
Ces sensations s’inscrivent dans un système de cohérence plus vaste entre la marque et ses manifestations. A ce titre, elles entretiennent un rapport direct avec la promesse de la marque, qui n’est souvent que la traduction sémantique et cognitive de l’effet physique attendu. Ainsi les crèmes Biotherm font correspondre tout un vocabulaire de l’hydratation et de la fraîcheur avec un univers coloriel aquatique et une texture très légère, fluide, qui donne l’impression d’un « splash » d’eau sur le visage. Par contraste Clarins communique sur la modification en profondeur de la qualité du derme (éclat, nutrition…), associée à des teintes rappelant la peau, des gestuelles de caresse et des textures plus denses qu’il faut masser longuement pour faire pénétrer.
La stimulation ciblée des cinq sens
Un des moyens pour les marques d’engager le corps du consommateur est de stimuler très directement l’un de ses cinq sens.
Si la vue est le sens le plus communément sollicité, le toucher est très travaillé dans certaines cultures : ainsi au Japon les consommateurs sont très sensibles au toucher de leurs packagings et aux matières de leurs papiers cadeaux. Cette problématique de la sensation tactile est particulièrement mise en jeu dans les lieux des marques : Banana Republic travaille ainsi les matériaux de ses espaces de ventes dans l’objectif de recréer un « silk touch ».
Dans le même ordre d’idée, de plus en plus de marques s’adressent aux palais des consommateurs pour leur proposer une expérience gustative de la marque, traduite en mets et en boissons, donc en goût et en texture.
Plus original, des sensations non directement rattachables à un sens en particulier sont proposées par certaines marques. Ainsi Orangina prolonge le thème du secouement, propre à son produit, en installant en magasin un simulateur d’apesanteur : cette véritable « machine à secouer » permet au consommateur de vivre une expérience physique forte en phase avec une des caractéristiques identitaires de la marque.
Atmosphère et stylistique, une expérience holistique
Moins précisément adressée à un sens, l’atmosphère créée par la marque sollicite de manière holistique tous les sens du consommateur pour le plonger au cœur de son univers stylistique.
La sensibilité atmosphérique prend en compte à la fois deux types de grammaire :
− des éléments de code clairement identifiables et assignables : couleurs, formes, thématiques, matières… ; configuration de l’espace et mobilier pour un lieu ; mises en page et polices des textes pour un document rédigé…
− et des éléments de « style », plus disparates, plus difficiles à percevoir et à cerner : une somme d’éléments formels, une certaine manière de faire les choses qui ressort de l’analyse de la totalité des modalités d’expression d’une marque au cours de l’histoire.
Le nom des marques, par exemple, lorsque l’on exclut sa signification potentielle, fonctionne comme une véritable « signature sonore » : son architecture vocalique et consonantique n’est pas « signifiante » car non traductible par des idées et des concepts, mais sa sonorité, le rythme des voyelles, les symétries, les répétitions internes… produisent des effets qui participent à la construction de l’expérience sensorielle de la marque.
Les matériaux, la lumière, l’architecture alimentent l’identité architecturale des marques (voir ci-dessus ce bel exemple de Miele Gallery à Santiago)
Un axe de travail stratégique pour les marques
Ce que les expériences physiologiques transmettent, ce ne sont donc pas des discours, des concepts ou des idées mais une « esthétique » au sens élémentaire d’aesthesis, c’est-à-dire de sensations, éléments signifiants sans pour autant avoir de signifié traductible en concept ou en mots. Le sentiment qu’on en retire se confond avec la sensation qu’on en a. Les effets perçus ne franchissent pas le seuil de la conscience.
Pour ces raisons, la communication physiologique apparaît comme un axe clé de l’avenir du travail identitaire des marques, avec un double avantage :
− La sensation traduit l’identité d’une marque de façon plus subtile et précise que la formulation d’évidences immédiates dans un discours ;
− En touchant les gens de manière intuitive et non rationnalisée, voire inconsciente, l’expérience sensorielle s’inscrit directement dans la mémoire du corps, plus profonde que la mémoire cognitive, pour impressionner durablement les consommateurs.
Cette nouvelle lecture de la dimension physiologique doit se traduire par des outils d’études adaptés : l’enjeu est alors d’analyser tous les éléments physiologiques et stylistiques de la marque (matières, atmosphères, couleurs, etc.) afin d’en dégager sa « signature sensorielle ».
L’essentiel des réflexions ci-dessus sont tirées d’échanges avec le sémiologue Raphaël Lellouche.
Daniel Bô, pdg de QualiQuanti
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