
Côté obscur, les data savent faire. Mais nous pouvons aussi les utiliser pour le bien commun. Une tribune de Bruno Walther, cofondateur de Captain Dash.
En 1885, un anarchiste fut arrêté et présenté à un magistrat parce qu’il portait un couteau. Le juge lui dit : « Vous rendez-vous compte, vous aviez sur vous les moyens de commettre un assassinat ! » L’anarchiste, paisible, lui répondit : « Monsieur le Juge, dois-je vous rappeler que vous avez sur vous les moyens de commettre un viol ? »
Vérité de La Palice, ce n’est pas le couteau qui est criminogène mais l’usage que l’on en fait.
La data est à l’image du couteau, c’est un objet inerte, sans vocation préétablie. C’est l’usage qui en définit la nature.
Bien sûr, nous pouvons en faire un objet qui aliène, traque, sélectionne, exclut, prépare le pire des mondes. Bien sûr, la réalité du monde est qu’aujourd’hui des décisions importantes peuvent être prises par des hommes sans visage, les machines.
Déjà, au xixe siècle, l’humanité découvrit qu’une voix sans visage pouvait s’exprimer au travers d’un téléphone. Certains y voyaient la main du diable, s’apprêtant à construire un monde déshumanisé. Les autres, une magie ouvrant la perspective à un monde de progrès infini.
C’est, d’un côté, une vision du monde dominée par la Peur qui fait toujours primer la sécurité sur nos libertés. Et qui utilise le secret et la puissance des États pour mettre en place des outils de surveillance de masse des populations.
De l’autre, une mégalomanie, vieille comme Icare, d’un Homme tentant de se déifier et prêt à tous les pactes faustiens pour repousser la mort et atteindre le rêve d’éternité.
En d’autres mots, celui du data-bonheur. Eh oui ! le bonheur. Pas au sens où nous chercherions à le quantifier. L’enjeu est plutôt d’utiliser la donnée pour développer le bonheur.
D’aucuns objecteront que c’est une vision naïve et coupée de la réalité opérationnelle du monde. Pourtant ces gens, en s’interdisant des pensées simples, se trompent. Soyons objectifs, regardons objectivement ce que peut concrètement faire la donnée.
Il est temps de prendre conscience qu’à côté de la face sombre de la NSA, des centaines d’initiatives fleurissent pour rendre le monde plus juste, plus empathique…
BreezoMeter compile les données de pollution de l’air des agences gouvernementales et les présente sous forme de jolis tableaux de bord, faciles à lire et à interpréter. En fonction de votre géolocalisation, vous connaissez parfaitement la qualité de l’air de l’endroit où vous vous trouvez et pouvez identifier les entreprises polluantes.
Grâce à la collecte des images satellites, des algorithmes peuvent étudier la qualité des sols et aider les agriculteurs les plus pauvres en Afrique à planifier plus efficacement leurs récoltes.
Re/code a présenté un modèle de machine learning qui, en examinant toutes les données disponibles sur le Net, les soins de santé, le logement, l’éducation, les comportements de la police, aide à lutter contre les discriminations et la haine.
L’université de Berkeley développe un modèle d’analyse préventive pour la protection de l’enfance qui permet d’identifier les enfants qui ont le plus de risque d’être abusés.
La somme des initiatives pour rendre la planète plus juste autour du data-bonheur est immense.
Mais il y a un domaine où elles se développent encore lentement : l’intime.
Qu’est-ce que le bonheur intime ? C’est un état de satisfaction globale caractérisé par sa stabilité. L’homme heureux accomplit les objectifs qu’il s’est fixés, ceux qui ont une valeur pour lui-même. Et qui mieux que la donnée peut vous aider à mieux vous connaître, à mesurer les progrès que vous avez réalisés.
La data peut nous aider à trouver cette forme d’harmonie, d’apaisement intérieur pour recouvrer l’estime de soi. C’est probablement sur ce terrain encore peu exploité que se trouve le plus grand potentiel de data-bonheur.
Les applications sportives comme Runtastic ouvrent ce chemin. En collectant les données des coureurs, en présentant des indicateurs simples, objectifs, elles changent notre rapport au running. Et surtout, en développant une pédagogie de la bienveillance qui montre concrètement à l’utilisateur les progrès qu’il réalise, ces applications développent l’estime de soi.
Ce qui est vrai pour le sport peut le devenir pour l’école et le monde des entreprises qui se sont changées, malgré elles, en grandes machines à broyer.
Je rêve pour mes enfants d’une école où le bulletin de notes serait remplacé par un dashboard qui collectera l’ensemble des données relatives à leurs apprentissages. Qui ne présenterait plus uniquement une note sanction mais valoriserait les réussites, le nombre de mots qu’ils écrivent correctement, de fois qu’ils réussissent une opération mathématique. Qui s’enrichirait de dataviz pour qu’enseignants et écoliers puissent comprendre et adapter leur mode d’apprentissage. Ou du d’un machine learning qui permettrait à mes enfants de progresser dans le parcours des connaissances à leur rythme. Le carnet de notes ne serait plus un instrument low tech, une machine à sanctionner, à humilier et à rabaisser. Il deviendrait une plate-forme où l’apprenant pourrait reprendre confiance en lui, se féliciter de ses progressions, comprendre ses faiblesses. Le data-bonheur peut transformer le rapport de nos enfants à l’école en général et aux savoirs en particulier. Et c’est une merveilleuse nouvelle.
L’entreprise est devenue une usine à frustration : seulement 12 % des Français sont heureux au travail. La réalité est cruelle, nous sommes arrivés au bout d’un modèle d’organisation issu de la révolution industrielle. Nous allons devoir repenser en profondeur le rapport au travail. Ce n’est pas uniquement une question éthique mais un enjeu de survie économique.
Toutes les initiatives qui tentent de réinventer la manière de vivre le travail partagent un point : elles placent la transparence et la confiance au cœur de leur processus. Dit autrement, elles ouvrent et partagent les données. Là encore les data peuvent nous rendre tous plus heureux.
Rêvons d’une entreprise apaisée, où les données enfin libérées et facilement accessibles permettraient de prendre des décisions rationnelles, non pas en fonction des certitudes ou des enjeux politiques des salaires les plus élevés, mais des faits.
Rêvons d’applications, collectant les données endogènes et exogènes à l’entreprise, qui accordent à chaque collaborateur de comprendre leur réelle contribution et le sens de leurs actions. Rêvons de systèmes de machine learning bienveillants qui m’aident à être plus heureux au travail.
Mon propos est aussi simple que radical. Arrêtons de voir la donnée au prisme de la surveillance ou de la performance économique. Il est urgent que nous opérions un changement d’axe, de perspectives. Ne nous demandons plus ce que nous pouvons faire pour la donnée mais ce que la donnée peut faire pour nous.
Mettons la donnée au service de la seule cause qui compte vraiment. Notre bonheur. Celui de nos enfants. De notre planète.
Bruno Walther est cofondateur de Captain Dash.
Cet article est paru dans le numéro 9 de la revue de L’ADN : Les nouveaux explorateurs. Votre exemplaire à commander ici.
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