
Les entreprises du numérique imposent un rythme d'innovations difficile à tenir pour les sociétés établies. Quelle est la meilleure posture quand les barbares attaquent ? Quelques pistes de réflexions... ITW de Romain Lacombe.
L’innovation est sur toutes les lèvres. Pourquoi semble-telle tant effrayer nos grands groupes ?
ROMAIN LACOMBE : L’innovation est par nature destructrice. Si elle crée des opportunités pour les nouveaux entrants, elle multiplie les menaces pour les marchés existants et les acteurs installés. Là où de grands groupes voient à raison un risque pour leurs positions établies, les entrepreneurs trouvent un terreau particulièrement fertile. Le but d’une start-up est de jauger le plus rapidement possible la pérennité d’un modèle. Tout est tourné vers un besoin d’expérimenter pour faire émerger les nouveaux modèles plutôt que vers la protection de rentes de situation. Ce principe est la ligne de fracture fondamentale entre les grands groupes et les start-up. Les startup recherchent et revendiquent l’incertitude absolue. Les grands groupes répondent à des dynamiques strictement inverses. Ils cherchent une maîtrise permanente des risques. Il s’agit d’allouer des ressources de la manière la plus efficiente à des lignes de produits, en s’entourant de collaborateurs spécialisés qui seront les meilleurs pour réaliser un ensemble de tâches données mais auront besoin d’un cadre clairement établi pour travailler. Les organisations poussent à raisonner en termes de P&L (Profit and Loss) et, dans le cadre de différentes Business Units, elles veulent maximiser leurs revenus. Il y a quelque chose de tragique là-dedans. Comme Clayton Christensen en fait la démonstration magistrale dans son livre Le Dilemme de l’innovateur, il est rationnel pour un grand groupe géré efficacement de laisser passer. Le véritable risque serait de s’enfermer dans des marchés qui vont être disruptés. Le danger pour nos grands groupes est de découvrir ces disruptions à un moment où il sera trop tard pour les capturer.
Comment éviter ce piège ?
R.L : Parfois, pour innover, il faut accepter que certains de nos produits attaquent nos propres positions. C’est la seule forme de discipline qui permet de se réinventer. L’innovation radicale va forcément à l’encontre de la façon dont un grand groupe pense son marché. Typiquement, certains ayant pour vocation de servir le public à travers des intermédiaires, ils oublient que le succès à long terme dépend de l’usage final et non de leurs clients qui ne sont que des intermédiaires. On est passés complétement à côté de l’émergence de ces questions. Si on devait écrire l’histoire, on constaterait un basculement : alors que la puissance économique a longtemps été liée à la capacité à produire à moindre coût, les objets et les services répondant à un besoin identifié, la relation stratégique fondamentale aujourd’hui relie plateforme et usagers finaux au sein même de la production d’un service. Facebook, en termes de technologie, n’a aucune valeur en soi, si ce n’est à servir et mobiliser l’interaction de sa communauté. Le levier de la puissance est là et c’est cette mutation qui va bouleverser tous les marchés.
Mais on parle là des nouveaux géants du numérique. Comment cela se traduit-il dans les industries établies ?
R.L : Prenons la banque et ses évolutions futures éventuelles. Si on sent bien qu’une forme de dépôts et services bancaires classiques va persister, on assiste aussi à l’émergence des réseaux financiers en peer-to-peer qui, grâce à cette capacité à créer des liens entre usagers prennent des places sur certains pans du marché. C’est bien sûr Bitcoin et les crypto-monnaies, mais cela se passe aussi sur le marché des changes. TransferWise réussit à diviser les marges que font payer les banques en faisant une chose très simple : mettre en relation directe les personnes qui veulent vendre des euros et acheter des dollars avec les personnes qui cherchent l’inverse. C’est aussi ce qui s’est passé avec le crowdfunding. La capacité à absorber du risque était aux mains de quelques personnes. Elle a été transférée aux consommateurs sous une forme plus diffuse : ce n’est plus oui ou non, mais la quantité de oui ou la quantité de non qui détermine l’allocation de ressources.
Quelles leçons tirer de ces évolutions pour nos entreprises ?
R.L : Pour développer ce genre de services, il faut sortir d’un modèle pyramidal et adopter des modèles de plateforme. Certaines entreprises seront en mesure de le faire, d’autres seront structurellement inaptes à y arriver. Parmi nos institutions historiques, l’exemple de l’IGN (Institut de l’Information Géographique et forestière) pose les bonnes questions. La grande qualité des opérateurs de l’IGN, qui développent les modèles géographiques français depuis des dizaines d’années, voire des siècles, permettent une cartographie très exacte du territoire. Mais une carte de France met cinq ans à être réalisée. Depuis moins de dix ans, des réseaux d’utilisateurs comme OpenStreetMap sont apparus : quelques dizaines de milliers de personnes, via leurs téléphones portables, font la cartographie de leur environnement et la remettent à jour en permanence. Évidemment, le parc de la Vanoise est bien moins mis à jour que Paris. Mais pour la capitale, dès qu’une rue change de sens, cela apparaît sur le réseau. On a donc une granularité très fine sur les endroits qui comptent vraiment, qui sont mis à jour dans la carte de manière quasi immédiate. Quelles conséquences doit-on en tirer ? L’État peut-il libérer des ressources pour faire autre chose ? Doit-on garder la qualité de mise à jour certes plus lente de l’IGN ? Est-ce que l’État est toujours un tiers de confiance ou la communauté fait-elle plus confiance à ses pairs ? Où s’arrête le rôle du citoyen et où commence celui de la puissance publique ? L’échange entre les pouvoirs publics, nos grands groupes et ce type d’initiatives est déterminant. Tant qu’on aura à la tête de nos institutions des gens, fort érudits par ailleurs, mais qui en sont encore à imprimer leurs e-mails (chose vue), il sera difficile pour ces organisations de comprendre les services et le design des produits de demain.
L’innovation est donc avant tout un risque pour notre pays ?
R.L : Au contraire : c’est le seul levier que nous pouvons mobiliser pour aller de l’avant. La bonne nouvelle, c’est qu’on voit aujourd’hui émerger en France des modèles d’innovation qui étaient longtemps circonscrits à la Silicon Valley. L’économie collaborative, avec nos start-up championnes du monde telles que BlaBlaCar, est particulièrement fertile en France. On sent aussi que l’entrepreneuriat, notamment technologique, est beaucoup plus valorisé dans notre pays. Il y a quelques années, avec l’éclatement de la bulle Internet, les entreprises ont jugé que ces sujets étaient réservés à quelques saltimbanques. Les choses ont beaucoup changé : la dernière promotion sortie de Polytechnique a ainsi placé non pas un, mais deux élèves au sein de Y Combinator, le programme d’accélération de start-up le plus exclusif au monde (AirBnB, Dropbox, Reddit en sont sortis) — c’est tout simplement énorme !
Et nos grands groupes y sont devenus sensibles ?
R.L : Ils ne sont pas en reste et commencent à mieux mobiliser les écosystèmes innovants pour engager leur transformation. Par exemple, les hackathons sont des occasions intéressantes pour mobiliser une communauté de développeurs. Ils agissent comme des courts-circuits qui provoquent des énergies en interne, en exacerbant des tensions qu’on cherche souvent à cacher. Cela permet de les résoudre en décloisonnant, en faisant collaborer des services qui n’ont jamais appris à le faire. La majorité des problèmes trouve sa source dans des problématiques d’échanges et les solutions sont dans l’ouverture qu’on offre tout à coup. Dans les organisations où tout est fait pour être le plus efficace possible, on finit par ne se concentrer que sur sa propre tâche au détriment de toute capacité à communiquer au sein même de l’entreprise. Faire rentrer l’entropie par le biais d’innovateurs extérieurs résout cette problématique.
En somme, nous avons tous les atouts en main pour réussir ?
R.L : Notre culture ingénieur, particulièrement forte en France, a appréhendé le numérique comme un sujet d’ingénierie et d’infrastructures au détriment des aspects d’usages et des services. Or, c’est l’usage qui tire aujourd’hui l’information, et la capacité à répondre à un besoin.
Mais là où nous péchions par difficulté culturelle à appréhender à sa juste valeur le design et l’ergonomie, nous nous rattrapons aujourd’hui grâce à notre leadership en mathématiques et en sciences des données. Les sciences de l’information deviennent donc peu à peu une science de la cognition, forme de psychologie appliquée capable de comprendre et de « hacker » le cerveau humain grâce à la multiplication des usages et l’explosion de la capacité d’analyse de données. C’est fascinant ! On voit émerger les prémices de nouvelles formes d’organisation en réseaux, où la multiplication des capteurs s’alliera aux progrès de l’intelligence artificielle générale pour nous permettre de comprendre mieux le fonctionnement du cerveau humain, voire du corps social dans son ensemble. La conjonction de ces tendances de fond va redessiner les rapports de force économiques tels que nous les connaissons. Le plus simple pour en prédire les évolutions, c’est encore de les inventer. Sur ce domaine, l’avenir nous appartient !
Texte paru dans la revue de L'ADN - rubrique "L'Idée".
Pour vous procurer la revue, cliquez ici.
Parcours Romain Lacombe
École Polytechnique en mathématiques, physique, économie, MIT en politiques des technologies.
Ancien chargé de l’innovation et du développement de la mission Etalab (data.gouv.fr), chargé sous l’autorité du Premier Ministre de l’ouverture des données publiques, qu’il a contribué à créer et développer depuis 2011, à la suite de son rapport au gouvernement sur le potentiel de l’Open Data en France. Consultant pour la Banque Mondiale. Il travaille aujourd’hui au développement d’objets connectés pour les villes intelligentes.
Crédit photo: Benjamin Taguemount
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