
Dans la bataille géopolitique mondiale, les Big Tech jouent une partition expansionniste. La chercheuse Ophélie Coelho explique comment l’Europe pourrait reprendre son destin technologique en main.
L’Europe est coincée entre deux impérialismes technologiques : celui des États-Unis d’une part et de la Chine d’autre part. Aussi, elle doit choisir sur quelles technologies « socles » miser aujourd’hui pour préparer la société de demain. Ophélie Coelho, chercheuse indépendante et membre du conseil scientifique de l’Observatoire de l’éthique publique, signe avec son livre Géopolitique du numérique : l’impérialisme à pas de géants une analyse plus que jamais d’actualité.
Vous parlez d’impérialisme pour qualifier le comportement des géants du numérique. Pourquoi avoir choisi ce terme ?
Ophélie Coelho : Aujourd’hui, les grandes multinationales du numérique ont des comportements expansionnistes. Elles ont des stratégies de domination qui sont comparables à ce que l’on a pu voir avec les empires étatiques par le passé. Elles ont une logique d’expansion territoriale qui passe par le contrôle des infrastructures, par la domination du territoire numérique, et finalement, de celui des idées. C’est ce que montre l’économiste Susan Strange dès les années 1980, quand elle analyse l’affaiblissement des États avec la montée en puissance de l'acteur privé. Elle parle déjà des pouvoirs structurels fondés sur la maîtrise des secteurs essentiels de la société : la sécurité, la finance, mais aussi la connaissance et les idées. C'est ce que l'on retrouve avec les géants du numérique : les fameuses « Big Tech ».
Comme toutes les entreprises multinationales, elles bénéficient d'une certaine plasticité juridique et de la capacité de disperser leur appareil de production. De plus, les Big Tech sont de plus en plus missionnées et contractualisées par les États pour des domaines clés : la santé, la sécurité, et même parfois le militaire. Ces multinationales vont peu à peu occuper toutes les couches du numérique par une logique de sédimentation technologique. Cela leur donne un pouvoir nodal, c'est-à-dire une maîtrise des nœuds de dépendance essentiels dans l’écosystème numérique. C’est ce qui les distingue des autres types de multinationales comme les Big Pharma ou les Big Oil.
Pensez-vous que de tels pouvoirs vont amener les États à considérer les géants du numérique comme un nouveau type d’entité politique ?
O.C. : On peut déjà parler d’une forme de « techplomatie ». Les pays ne négocient plus avec des consortiums d'entreprises classiques, mais avec une seule entreprise quasi monopolistique. Les États s’adaptent donc pour accueillir ces entreprises, avec des ambassadeurs spécialisés. Le Danemark est l'un des premiers à avoir formé ce type de diplomates, pour s'adresser aux géants de la tech.
Parfois, les chefs d'État eux-mêmes accueillent en grande pompe des patrons d'entreprises technologiques. De cette manière, ils cherchent à s’attirer une partie du prestige des acteurs de la tech, en associant leur image avec celle, valorisée, de l’entrepreneur. Quand un Elon Musk ou un Jeff Bezos arrive en Europe ou en France, on va forcément en entendre parler. Le mythe de l'entrepreneur « visionnaire » a toujours été instrumentalisé par les politiques. Au xxᵉ siècle déjà, il y avait des personnalités comme Walt Disney ou Howard Hughes qui étaient très impliquées dans la vie politique.
Aujourd’hui, les multinationales du numérique ne sont plus seulement américaines. Comment la Chine profite-t-elle de ces rapports d'interdépendance ?
O.C. : La logique de faire soi-même est vraiment omniprésente dans la politique industrielle chinoise actuelle. Tout est mis en œuvre pour ne pas dépendre des « goulots d'étranglement » techniques. Les Chinois ont un nom pour cela : ils appellent « technologies de cou coincé » ces technologies sur lesquelles la Chine a de fortes dépendances à l’égard d’acteurs étrangers.
Ces dépendances ont été étudiées en 2020 par le ministère chinois des Sciences et de la Technologie. Celui-ci a formalisé une liste de 35 technologies clés dans lesquelles la Chine a développé de fortes dépendances aux acteurs étrangers, et plus particulièrement aux entreprises américaines. Cela va de la machine lithographique qui permet de produire les semi-conducteurs à la conception même des logiciels.
La Chine traite-t-elle ses Big Tech de la même manière que les États-Unis ?
O.C. : Politiquement, ils ont une vision à long terme. Les Chinois fixent un cap qui est actualisé tous les cinq ans en fonction, notamment, des changements géopolitiques. De plus, ils ne veulent pas faire les mêmes erreurs que les Américains et entendent bien garder le contrôle sur leurs géants du numérique. Ils ne veulent absolument pas de multinationales ayant la capacité d'avoir des leviers de négociation vis-à-vis du Parti-État lui-même.
Ainsi, lorsqu’un acteur technologique chinois acquiert trop de pouvoir, le Parti-État impose un cadre contraignant qui peut inclure des restructurations, des amendes ou des pressions directes sur les dirigeants. C’est ce qui est arrivé par exemple à Jack Ma, le fondateur d’Alibaba (une multinationale chinoise spécialisée dans le commerce électronique, ndlr).
Qu’est-ce qui fait la spécificité des technologies numériques chinoises ?
O.C. : La Chine dispose de plus d'un milliard d'utilisateurs de technologies numériques. C’est beaucoup plus que les États-Unis et l'Europe réunis. Cela signifie que le pays dispose d'un marché intérieur déjà suffisant pour monter à l'échelle assez rapidement sur des technologies de masse. De plus, la Chine a une forte densité de population, laquelle est concentrée dans de grandes zones urbaines. Tout cela oriente la conception même des technologies.
La Chine est ainsi devenue particulièrement performante dans la vidéosurveillance et la gestion de l'information de masse par l’intelligence artificielle, car elle y a été contrainte de manière organique, en quelque sorte. La bio-informatique est aussi un domaine qui y a connu de grandes avancées, et qui prendra sûrement plus d'importance dans les prochaines années.
La Chine exporte déjà ses systèmes de vidéosurveillance vers les villes africaines, qui partagent certaines configurations similaires : de grandes mégalopoles et une forte concentration de la population. C’est pourquoi le continent africain est vraiment un terrain auquel il va falloir être attentif dans les prochaines années.
Vous qualifiez d’ailleurs l'Afrique de « nouvel eldorado » pour les Big Tech. Pourquoi ?
O.C. : Là encore, on peut parler d’impérialisme. Sur le continent africain, il y a beaucoup de choses à construire en matière d’infrastructures, idem pour l'adoption des technologies. Pour les multinationales, il y adonc un marché à conquérir. Ces entreprises-là veulent poser les premières briques des infrastructures socles, et à partir de là, elles pourront vendre les solutions logicielles qui vont avec. Les grands centres de données installés en Europe ces dernières années par des entreprises comme Equinix et Digital Realty, qui ont des partenariats importants avec les Big Tech, vont servir cette transformation numérique africaine. Et des méthodes déjà éprouvées en Europe pour pousser à l’adoption des logiciels propriétaires, comme la formation des métiers à des outils propriétaires de travail et d’étude, vont suivre.
On a l’impression que ces technologies numériques sont adoptées beaucoup plus rapidement qu’elles ne sont régulées. Pourtant, on peut encore s’en sortir, selon vous. Comment ?
O.C. : C’est très difficile. Toutefois, le destin des technologies n’est jamais écrit d’avance. Ce qui est important, ce n'est pas d'avoir la toute dernière innovation, mais bien d'avoir le contrôle de ces technologies socles dont je parle tout au long du livre. Pour renverser la domination des Big Tech, il faudrait que l’on revienne sur la maîtrise des socles techniques des usages de base, sur lesquels nous pouvons ensuite ajouter de nouvelles technologies : l'hébergement des données, les services de cloud, les services de bureautique… Pour résumer, toutes ces choses qui sont apparues dans les années 2000 et 2010, et dont les principes techniques sont connus et maîtrisés.
C'est donc surtout une question de volonté politique. Nous devons choisir : qu’est-ce qui est réellement important ? Que faut-il préserver ? À mon sens, nous devons nous concentrer sur des domaines stratégiques sectoriels qui sont des socles pour la société : la santé, l'éducation, la sécurité, l’énergie. Ce n’est que de cette façon que nous pourrons garder nos capacités de négociation et la maîtrise de nos technologies, plutôt que de les livrer à des entités, étatiques comme privées, qui ne partagent pas les mêmes intérêts ni le même projet de société, et qui pourront les utiliser en temps de crise pour contraindre nos choix politiques.
Faut-il un choc ou une crise pour provoquer un déclic politique sur ces enjeux ?
O.C. : Malheureusement, je crois que les crises ont tendance à concentrer davantage les pouvoirs auprès de ces acteurs puissants. Par exemple, avec la guerre en Ukraine, on constate que les acteurs qui étaient déjà puissants et avec qui nous avions déjà des dépendances importantes dans la santé ou le militaire ne s’affaiblissent pas. Au contraire, ils vont remporter les subventions des États, être soutenus par les États en tant qu'acteurs techniques, et même profiter d'une forme d'instabilité territoriale pour vendre de nouvelles technologies et s'étendre géographiquement. Les Big Tech américaines profitent assez bien de la guerre économique entre la Chine et les États-Unis : cette « guerre froide économique » favorise une concentration des pouvoirs auprès de très grands acteurs.
Vous montrez que les Big Tech s’appliquent aussi à former des « consommateurs de technologies » …
O.C. : En France comme en Europe, nous sommes des consommateurs d’interfaces, plutôt que des producteurs de technologies. Il faut vraiment alerter là-dessus, notamment en ce qui concerne les outils d'intelligence artificielle. On a affaire à des interfaces sur lesquelles on n’a pas de contrôle, dont on ne sait pas comment elles fonctionnent, et qui sont de surcroît très consommatrices en ressources.
Ensuite, il y a des passeurs de technologie. Ce sont ces personnes ou ces organisations qui vont participer à l'expansion technologique. C’est le cas des cabinets de conseil qui sont partenaires avec les Big Tech. Mais cela concerne aussi les métiers créés par ces technologies privées. Un « développeur Azure », par exemple, est un rôle créé sur mesure par Microsoft pour ses propres technologies. Les développeurs deviennent finalement, à leur insu, les meilleurs ambassadeurs et promoteurs de ces entreprises. D’autant que les Big Tech investissent massivement dans la formation, comme en Afrique avec Huawei ou avec Google qui ouvre des écoles sur place. La France est également concernée, puisque Amazon a récemment annoncé un partenariat avec France Travail pour former 600 000 personnes aux métiers du numérique d'ici à 2030.
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