
Les géants de la tech ont des visions : Peter Thiel annonce l'apocalypse tandis qu’Artur Kluz appelle le Vatican à prendre les choses en main.
Le plurimilliardaire Peter Thiel nous avait surpris en septembre dernier avec ses élucubrations eschatologiques lors d’une série de conférences sur l’Antéchrist. Et voilà qu’une autre figure de la tech, certes plus discrète, nous cueille avec des propos qui réveillent les fantômes des croisades. Artur Kluz, solide investisseur de la tech, est, comme Peter, un fervent catholique. Comme lui, il n’est pas du genre à garder sa foi dans le secret de son cœur. Il veut qu’elle guide ses actions mais aussi celles de nos dirigeants. Il déclarait récemment : « Aujourd'hui, les fondateurs de la tech façonnent le monde plus que les présidents ou les généraux d'armée. Ils créent les systèmes qui vont définir comment les gens vivent, pensent et même prient. S'ils ne sont pas guidés par la vertu, ils risquent de construire une civilisation sans âme. » Il propose donc au Vatican de créer un nouvel ordre de chevalerie qui permettrait de soumettre les puissants du numérique aux valeurs de l’Occident chrétien.
Artur Kluz et Peter Thiel : les deux faces du cryptocatholicisme
Peter Thiel et Artur Kluz partagent bien des choses. L'un et l'autre sont de brillants entrepreneurs, chacun fraye dans les plus hauts cercles du pouvoir. Le premier chuchote à l'oreille de Trump, dont il a financé les deux campagnes, le second est reçu sous les ors du Vatican. Tous les deux croient que les temps sont obscurs et pensent qu'ils ont la solution pour éclaircir nos horizons.
Peter Thiel veut convertir la Silicon Valley à ses élucubrations théologiques mixées à la pensée du philosophe français René Girard dont il a été l'élève. Selon lui, notre salut (et le sien plus sûrement encore) viendra des innovations technologiques. Pour cela, il faut nous engager dans une lutte contre l'Antéchrist qui pourrait être (c'est son hypothèse) Greta Thunberg, car elle partage avec lui le même objectif : freiner nos avancées. Par ailleurs, Peter a engrangé son immense fortune (près de 27 milliards accumulés essentiellement entre 2020 et 2025) en misant sur une économie de guerre : Palantir (surveillance de masse), Anduril et Shield AI (armes autonomes). Ce n'est peut-être pas un hasard. Car il voit venir l'apocalypse, il l'appelle presque de ses vœux, car elle sera la révélation finale qui permettra le retour du Christ sauveur.
Artur Kluz tire d'autres conclusions de ses convictions religieuses. C'est un défenseur de la "peace tech". À travers son Kluz Prize for PeaceTech créé en 2022, il soutient des startups éthiques qui veulent travailler à prévenir les conflits, sauver des vies et défendre la dignité humaine. Un business moins rémunérateur que les outils de surveillance ou les drones de Peter : la fortune d'Artur Kluz ne dépasserait pas les 200 millions de dollars. Mais il est sensible à d'autres KPI. Et pour les atteindre, il en appelle au Vatican.
Saisir le moment augustinien
Le 7 novembre 2025, en marge du forum Builders AI organisé par l'université pontificale grégorienne, Artur Kluz confiait au National Catholic Register : « À chaque moment de l'histoire de l'Église, de nouveaux ordres sont apparus pour répondre aux défis séculiers. Les Bénédictins ont sauvé la chrétienté occidentale après la chute de Rome, tandis que les Dominicains et les Jésuites ont confronté l'hérésie et porté l'Évangile vers de nouveaux continents. » À la journaliste Solène Tadié, il détaille son projet : fonder un ordre qui prendrait la suite de ces illustres prédécesseurs. Son but : « s'assurer que le monde de la technologie — guidé par l'ambition et le profit — ne détruise pas notre humanité. » Car nous serions plongés dans un moment augustinien. Comme saint Augustin a connu l'Empire romain juste avant sa chute, notre civilisation est menacée. Nous sommes donc agités par les mêmes questions existentielles : Qui est l'homme ? Qu'est-ce que la vérité ? Le temps ?... Kluz recommande d'ailleurs à tous les entrepreneurs de prendre pour livre de chevet Les Confessions d'Augustin. Cela leur apprendrait une chose qu'ils négligent : réfléchir avant d'agir. Il s'agirait pour eux de se demander avant de lancer une innovation : « Qu'est-ce que je vais en faire ? »
Et de proposer dans un article paru dans la revue First Things (conservatrice sur le plan des idées, libérale en matière d'économie) : « Le pape Léon XIV a besoin d'un cercle de confiance composé d'entrepreneurs du secteur technologique – un petit groupe trié sur le volet, choisi pour sa sagesse, sa vision et son intégrité. Avec le temps, ce cercle pourrait même se transformer en un nouvel ordre de chevalerie, à l'image des Chevaliers de Malte, de l'Ordre du Saint-Sépulcre ou encore des Templiers, unissant des laïcs influents au service de la foi et du bien commun. »
« N’ayez pas peur des nouvelles technologies ! » …, mais méfiez-vous quand même
Que pense le Vatican des propositions d'Artur ? On ne sait pas. Ce qu'on sait en revanche, c'est que la vénérable institution s'est toujours intéressée au monde de la tech. En 2005, dans la Lettre apostolique Il rapido sviluppo (à traduire par : Le développement rapide), Jean-Paul II livrait le message suivant : « N'ayez pas peur des nouvelles technologies ! Elles font partie des merveilles que Dieu a mises à notre disposition pour découvrir, utiliser, faire connaître la vérité, et aussi la vérité sur notre dignité et sur notre destin de fils de Dieu, héritiers de son Règne. »
Vingt ans plus tard, le nouveau Saint Père tempère cet enthousiasme. Il a choisi son nom en référence à Léon XIII qui, à la fin du XIXe siècle, proposait une réflexion sur les conséquences de l'industrialisation. Il s'agissait de protéger les humains pris en étau entre les effets d'un capitalisme débridé et des propositions socialistes promptes à remettre en cause les principes de la propriété. Dans cette tradition socio-politico-économique, Léon XIV a signalé son intention de faire de l'Église une boussole morale pour l'ère technologique.
Artur voudrait sans doute plus de radicalité. Dans son article du 4 septembre 2025, Pourquoi l'Église doit être à la pointe de l'ère numérique, il écrivait : « La tâche urgente de l'Église catholique va bien au-delà du simple fait d'inviter les entrepreneurs tech, les innovateurs ou les investisseurs en technologie à des conférences du Vatican sur l'IA et les défis technologiques. Elle devrait plutôt chercher à les évangéliser, leur enseigner le respect de la dignité humaine et leur inculquer l'appréciation de la tradition occidentale. Sans ces fondements, les entrepreneurs tech risquent de devenir des menaces pour le christianisme plutôt que des leaders visionnaires façonnant l'avenir de l'humanité. »
Deux cryptoprophètes, deux ambiances
Entre les visions apocalyptiques de Peter et les envies de chevalerie d'Artur, il émerge de ces cryptocathos une même conviction : le christianisme peut inspirer le business.
Peter Thiel a distillé sa philosophie dans Zero to One, best-seller traduit en plus de 30 langues. Curieusement, il n'y mentionnait ni sa foi catholique, ni René Girard, son mentor. Pourtant, on reconnaît ces influences à chaque page : le temps linéaire chrétien justifiait son « Definite Optimism », tandis que la théorie mimétique inspirait son mantra « Competition is for losers » – principe qui consiste à éviter d'imiter ses voisins pour échapper à une rivalité destructrice.
Kluz propose une autre approche. Dans l'industrie, on parle souvent de technologies à "double usage", c'est-à-dire de technologies qui peuvent trouver des débouchés à la fois sur le marché civil et le marché militaire. Un drone, par exemple, peut livrer des colis Amazon et/ou bombarder une cible. Les investisseurs adorent ce modèle qui leur ouvre deux sources de revenus, dont une, la défense, particulièrement lucrative. Kluz ne rejette pas ce cynisme, mais il veut y adjoindre un troisième pilier : la paix. Son idée ? On peut financer la paix avec les revenus de la guerre. Toute technologie financée devrait développer une application de construction de la paix — prévention des conflits, aide aux réfugiés, protection des civils. Ceci ne serait pas qu'un vœu pieux si on rendait obligatoire une clause contractuelle intégrée aux accords d'investissement.
Peter et Artur, deux visions du crypto-catholicisme : l'une prophétise la fin des temps et s'y prépare par les armes, l'autre croit à un monde guidé par les vertus. « Mieux vaut quelques chevaliers solides que des millions » , dit Kluz. Mais face aux 27 milliards et aux algos de surveillance, les chevaliers de la paix suffiront-ils ? Est-ce que le monde a vraiment besoin des autres pour mieux tourner ? On peut faire confiance à l'Histoire, cette flèche du temps si chère à Thiel. À coup sûr, elle finira par trancher.







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