Stormi Steele de Canvas Beauty

TikTok Shop : et le shopping en ligne devient divertissant et communautaire

© @canvasgirlbeauty

L'e-commerce à la papa, c'est mort ? La plateforme de ByteDance injecte une dose massive de « shopping-tainment », de relations parasociales et communautaires à l'acte d'achat en ligne.

TikTok Shop vient de ringardiser Amazon ! Dans un monde où les lignes entre divertissement et consommation s'estompent, le réseau chinois bouscule les codes de l'e-commerce. Pour décrypter cette révolution, Dorothée Kopp, Head of Research chez Uptowns et ethnographe digitale, nous offre un éclairage sur les mécanismes qui font le succès fulgurant de TikTok Shop et redéfinissent notre rapport à l'acte d'achat.

Certains observateurs prétendent qu’en matière de commerce en ligne les dix prochaines années seront plus intenses en transformations que les vingt dernières. Dans ce contexte, comment TikTok Shop se positionne-t-il ?

Dorothée Kopp :  Le tour de force de TikTok Shop est de « plugger » une plateforme d’e-commerce à une interface dédiée au divertissement sur laquelle les utilisateurs se connectent pour passer du temps et où leur attention est à la fois captive et captée par l’algorithme. Certains l'appellent le « shopping-tainment ». Je suis d'accord, mais je pense que c'est un peu limité, car ce nom n’intègre pas la forte dimension de communauté et de sociabilisation. Par ailleurs, l’interface permet un achat sans friction. Il n’y a aucun obstacle ergonomique qui se dresse entre l’envie et l’acte d’achat, aucune pause réflexive, aucune suspension du désir. J'ai testé, et c'est fascinant : en cliquant sur une vidéo, on arrive sur un catalogue ou un produit, on le met dans un panier virtuel, on paie, et c'est terminé, on reste dans le flux. 

C'est donc cette immersion dans le flux de divertissement qui différencie TikTok Shop d'acteurs comme Amazon ?

D. K. :  Exactement ! Sur Amazon, la démarche reste volontaire : on va sur Amazon pour acheter quelque chose – rationnelle et utilitaire. C'est une interface qui favorise la comparaison des produits, des vendeurs, des frais de livraison. TikTok Shop apporte de l’impulsivité à l'acte de shopping en ligne, qu’il fait reposer sur deux piliers qui ne sont d’ailleurs pas si nouveaux : le divertissement et la relation parasociale. Et cette relation ne se limite pas à celles des internautes avec l'influenceur ; elle se développe aussi entre les spectateurs eux-mêmes. Dans les live shoppings, on observe des participants qui commentent non seulement les produits, mais aussi leur vie personnelle. Dans le chat, on peut lire des commentaires comme « Ma fille a eu son brevet » et des réponses : « Je suis contente pour toi », etc. C’est un espace communautaire tel que ne l’ont jamais été les sites d’e-commerce.

Quels sont les chiffres qui attestent de la puissance de TikTok Shop, et comment se positionne la France face à ces dynamiques mondiales ?

D. K. :  Avec mon esprit très français qui associe le téléshopping à quelque chose de ringard, j’ai été bluffée par les premiers chiffres. On parle de milliards de dollars brassés chaque année, principalement en Asie où TikTok Shop a été lancé en premier, dès 2021. En Thaïlande, par exemple, ce canal représente quasiment 3 milliards de dollars de chiffre d'affaires annuel. Mais ce qui m’a vraiment frappée, ce sont des succès individuels comme celui de Stormi Steele, qui a créé sa marque, Canvas Beauty, en 2018. Dans son récit d’ascension, cette jeune femme noire d'Atlanta raconte qu’elle a conçu dans sa cuisine des cosmétiques pour cheveux texturés qu’elle ne trouvait pas sur le marché. Ce sont des produits relativement accessibles qu’elle vend entre 10 et 20 euros. Depuis qu’elle a lancé ses lives sur TikTok, son entreprise a littéralement décollé. Selon la plateforme, elle est entrée dans l'histoire sur TikTok Shop LIVE en dépassant le million de dollars de chiffre d’affaires dans les deux premières heures de sa session Black Friday LIVE. Et à la fin, elle a dépassé les 2 millions de dollars, un record. Maintenant, elle a transformé ce format en véritables grands-messes, extrêmement spectaculaires et mises en scène à la manière des shows de Beyoncé. Les gens font la queue pour y assister. C'est très « culture rap », et cela montre la manière dont on peut pousser très loin le personal branding. Stormi Steele a même un système de loterie, faisant « ruisseler » l'argent gagné par la marque sur ses acheteuses, ce qui crée une forme d'enrichissement pour des personnes qui n'avaient pas forcément accès à de telles opportunités. Il y a comme une transgression sociale qui se joue là, bien plus que sur Instagram Shop. On voit une complicité se construire entre les acheteuses et les vendeuses, majoritairement des femmes, de classe moyenne ou défavorisées.

En France, TikTok Shop a été lancé en mars 2025. Les chiffres sont encore faibles et les lives ne semblent pas être le moteur principal du business.

D. K. :  Quelques boutiques émergent comme Candymixfrance qui vend des bonbons avec des lives qui peuvent durer huit heures. Mais au total, les chiffres restent faibles. En juin 2025, il y a eu 490 000 produits vendus via TikTok Shop en France, soit environ 217 000 euros de chiffre d'affaires par jour, et un panier moyen très bas : 76 % des produits sont à moins de 30 euros, souvent entre 10 et 20 euros. Pour l’instant, ce sont des achats impulsifs, déclenchés par des prix bas ou une démonstration convaincante. Les produits cosmétiques sont un gros moteur, mondialement et en France, car ils permettent des démonstrations esthétiques. Mais ce qui fonctionne le mieux en France, ce sont les vidéos de vente non lives, des « contenus froids » qui servent de support de conseil ou de tutoriel et restent en ligne tant que le produit est en stock. Le live joue plutôt sur des logiques d'urgence : « Stock limité, dépêchez-vous ! » – ce qui reste un excellent déclencheur d'achat.

Le lien spécifique avec le vendeur est-il déterminant pour susciter l’achat ?

D. K. : C'est un retour à l'influence 1.0 : on fait confiance à quelqu'un qui utilise un produit, et on veut l'acheter par mimétisme ou identification. Il y a cette figure de l’animatrice de vente, qui n’est pas une influenceuse mais plus un point de contact entre la marque et la consommatrice. Certaines marques s’emparent de ce format. L'Oréal, par exemple, a installé un studio dédié au live shopping à Jakarta, avec des animatrices qui incarnent une forme glamourisée du bateleur de rue. Partout, en Asie, aux États-Unis comme en France, les succès sur TikTok Shop sont le fait de femmes accessibles, très énergiques et positives, qui réalisent des lives marathons, un peu comme des performances sportives ou artistiques. Elles sont en conversation permanente avec les acheteuses, qui sont souvent des femmes célibataires, isolées. Elles trouvent dans ces lives proposés en soirée un espace de discussion et de contact.

On trouve des codes similaires à ceux de Twitch, avec une forte interaction communautaire…

D. K. :  Exactement ! Non seulement il y a ce lien permanent avec le chat, mais aussi la possibilité de donner des « subs » qui sont comme des « petits cadeaux monétaires ». Cela montre une volonté de la communauté de soutenir le vendeur, comme si sa réussite participait à l’élévation sociale de toute la communauté. Les vidéos qui mettent en scène, souvent outrageusement, l’enrichissement et l’ascension sociale des succès commerciaux génèrent un maximum d’engagement bienveillant. 

L'ancrage local semble être un élément clé. Pouvez-vous nous en dire plus ?

D. K. :  Oui, les succès de TikTok Shop en France sont souvent des boutiques avec un fort ancrage local, je pense notamment aux outlets de vêtements pour femmes basés à Aubervilliers. L'adresse devient un argument de vente. Il y a un jeu de miroirs très intéressant : les acheteuses s'identifient aux influenceuses. Des exemples comme Pretty Mya ou Blinky Origins mettent en scène des femmes avec différentes morphologies qui essaient les vêtements. Elles font des chorégraphies, sont toujours souriantes et démontrent l'inclusivité et l'accessibilité des habits à toutes les morphologies. Ce ne sont pas des mannequins inaccessibles, mais des « femmes moyennes ». On est dans une ambiance « entre copines », presque une « réunion Tupperware », avec beaucoup de bienveillance.

Quant aux produits, ce sont des articles qui s'adressent spécifiquement à ces femmes racisées et qui répondent aux besoins de couvrance et de fluidité de la « modest fashion ». Ils sont difficiles à trouver en magasin classique. Pour la beauté, des produits spécifiquement élaborés pour les peaux mates ou noires comblent aussi un manque du marché national. Ces femmes créent elles-mêmes les marques et les produits qu'elles auraient aimé trouver, les vendant ensuite en circuit très court. Aux États-Unis, l'argument « women owned" » ou « black owned » est très fort, comme acheter local en France, c'est soutenir celles qui nous ressemblent. D’ailleurs, au niveau du monde, 5 % des boutiques TikTok sont centrées sur la modest fashion

TikTok Shop ne se contente pas d'ouvrir un nouveau canal, il révèle de nouveaux marchés…

D. K. :  Il met en lumière la puissance d'achat de ces communautés. À côté de cela, on trouve aussi de nombreux objets gadgets, viraux, à déclenchement rapide, comme les mini-ventilateurs personnels ou des chaises de gaming à 100 euros. De petits revendeurs ou fabricants s'insèrent sur ces créneaux avec un succès immédiat.

TikTok Shop peut-il être une opportunité pour les marques ?

D. K. :  Je le pense pour les retailers qui ont un stock profond, mais aussi pour les marques établies qui peuvent tester leurs innovations. L'appétence est à la nouveauté : on va chercher le Kit Kat japonais au goût matcha introuvable ailleurs, un achat impulsif qui concerne une petite communauté répartie sur tout le territoire, et difficile à capter en magasin physique. Car ce qui marche et se vend, ce sont les produits viraux. Pensez au chocolat de Dubaï ou au nouveau chocolat viral Angel Hair, avec leur processus de « révélation » très TikTok-friendly. Mais aussi des produits un peu nouveaux comme des compléments alimentaires avec des promesses cosmétiques, par exemple les poudres de café au collagène.

Quelles marques sont déjà à la pointe sur ce canal ?

D. K. :  Carrefour France est l'un des premiers retailers français à avoir lancé son TikTok Shop, comme un laboratoire commercial avec des produits qui répondent à une viralité ou à un désir de l'instant. Ce sont des articles qui ne se vendent pas forcément en masse ailleurs ou qui seraient risqués en supermarché (produits de musculation, poudres de protéines, boissons cosmétiques). C'est là qu'il faut les proposer !

D’autres ont créé un espace en magasin, un rayon « vu sur les réseaux sociaux ». Sephora le fait très bien avec un rayon de marques d'influenceuses dès l’entrée de ses boutiques. Des retailers type Lidl et Aldi affichent en rayon la mention « vu sur TikTok ». 

Par ailleurs, TikTok Shop est un outil formidable de veille, hyperimportant pour identifier les nouveaux produits qui vont marcher, et pour comprendre pourquoi ils sont demandés. En matière de compréhension client, il est essentiel de se pencher sur ce qui se passe sur TikTok. Et cerise sur le gâteau, on peut directement « plugger » cette veille à une stratégie de contenu éditorial, elle-même directement liée à la stratégie commerciale.

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