
Xantw0 et D0_L sont des adeptes de la « dronification », une pratique qui consiste à se transformer en machine pour obéir aux ordres, sans discuter. Et iels trouvent cela beau et réconfortant.
« Respirez profondément… Votre corps devient lourd, de plus en plus lourd…, chaque muscle se relâche…, votre esprit se vide, vos pensées disparaissent. Vous êtes calme, docile, en sécurité. » Sur YouTube, la vidéo Drone file (hypnosis file) (p1) (F4A), publiée le 5 décembre 2024, a été vue plus de 16 000 fois. Semblable aux centaines de milliers de contenus hypnotiques, Drone file prend toutefois une direction plus étrange. La voix off poursuit : « Dites votre nom. Excellent. Les noms servent à identifier les choses. Mais bientôt le vôtre sera remplacé. Vous allez être reprogrammé en drone obéissant. C’est pour ça que vous avez cliqué : pour être hypnotisé, pour accepter, obéir, oublier. Répétez après moi : Votre nom est Drone. Drone obéit. Obéir est facile. Obéir rend heureux. Le bonheur est un plaisir. Le plaisir est Drone. Votre nom est Drone. » La vidéo, longue de plusieurs minutes, se termine par la phrase suivante : « Vous êtes un drone. Vous êtes obéissant. Vous trouvez le bonheur dans l’obéissance. »
« Se relâcher, se détendre, oublier les soucis du quotidien »
Apparue au cours des années 2000 sur des plateformes en ligne comme Tumblr ou Fetlife, la « dronification » est une subculture appartenant au cercle fétichiste et BDSM. Cette niche, qui emprunte à l’esthétique liée au transhumanisme et à la science-fiction, repose sur l’envie de ses participants de perdre leur individualité et de devenir une sorte de programme obéissant et heureux.
« La culture drone est une sorte de jeu de rôle dans lequel ses participants se mettent en scène comme une communauté de robots appartenant tous à une ruche et partageant un esprit commun, explique Xantw0, un jeune Français de 30 ans qui participe activement à la communauté et qui est apparu dans le documentaire de Spark Stories consacré à ce sujet. Sur un plan plus personnel, les gens qui sont dans cette pratique cherchent un moyen de se relâcher, de se détendre, d’oublier les soucis du quotidien. On aime recevoir des ordres simples, accomplir des tâches simples et échapper à cette impression d’avoir un million de choses à faire. Quand je l’écris, j’utilise le mot mindless : l’idée d’un esprit simple, concentré sur une seule tâche, réduit à une seule fonction. »
D0_L, une autre pratiquante française et transgenre, décrit la dronification comme un espace où l’on peut s’autoriser à se délester du superflu. « C'est comme une sorte de bulle à part, un espace de soin, mais qui n’écrase pas ce qu’on est à la base, mais efface toutes ces couches sociales qu’on a internalisées, décrit-elle. En lissant tout, ce qui reste à la fin, c’est ce qui nous tient vraiment à cœur. »
« J’ai toujours été fasciné par l’idée de devenir autre chose que moi »
On n’arrive pas dans cette communauté par hasard. Cette dernière est affiliée à d'autres cercles comme celui des fétichistes du latex, qui portent des vêtements couvrant et moulant tout leur corps, ou via la communauté des « furries », qui se déguisent en mascottes poilues et s’amusent à développer des identités secondaires en ligne (notamment dans les univers virtuels de VRChat).
Pour Xantw0, l'arrivée dans la communauté drone a été motivée par l'exploration d'une sexualité alternative. « Pendant longtemps, je me suis décrit comme asexuel, explique-t-il. Je n’ai jamais été intéressé par le sexe traditionnel, et regarder du porno en ligne m’ennuyait profondément. En revanche, j’ai toujours été fasciné par l’idée de devenir autre chose que moi. Ça passait par les jeux vidéo, où l’on peut se transformer, ou bien les créatures qui changent d’apparence, comme les loups-garous… Ce thème de la métamorphose m’a toujours captivé, artistiquement mais aussi sexuellement. »
Après avoir investi la communauté furry, Xantw0 est habité par une idée récurrente : devenir autre chose, par choix ou par contrainte extérieure. Il tombe dans la communauté latex. « J'ai commencé par recouvrir mon corps d’une matière non organique, pour me transformer en un autre. Ça donne une sensation de compression, comme un câlin. C’est comparable aux couvertures lestées, mais appliqué à tout le corps. Puis j'ai ajouté des accessoires pour construire ma nouvelle identité. Un jour, je suis tombé sur des contenus où des gens se transformaient en robots, et ça a fait tilt. Là où les furries proposent d’endosser une identité animale ou anthropomorphique, la dronification offre une identité très lisse, uniforme, robotique, et le plus souvent sans visage. »
De son côté, D0_L revendique un parcours passé par le jeu de rôle grandeur nature, mêlé à sa transidentité. « J’ai toujours aimé incarner des personnages masqués, sans vraiment savoir pourquoi, indique-t-elle. C’était juste une préférence personnelle. C’est pour ça que j’ai accumulé pas mal de masques, de matières différentes. Par ailleurs, il y a beaucoup de personnes trans dans cette communauté, qui est finalement très acceptante et qui permet l'exploration. Au début, je penchais davantage sur le côté féminin, mais j’ai aussi un côté assez neutre. Sans forcément m’en rendre compte au début, ça m’a aidée à exprimer cette neutralité et aujourd’hui je l’assume plus facilement. »
« Il faut rappeler que c’est du jeu de rôle »
En plus du latex, les aficionados de la dronification portent des masques à gaz customisés, notamment des MSA Millennium issus de l'armée américaine et dont la visière lisse et teintée donne à leurs utilisateurs un look à la Daft Punk. Xantw0 préfère se servir d’un Avon S10 de l’armée britannique, avec deux gros yeux ronds bordés de rouge et de bleu. Beaucoup customisent leurs accessoires (aussi appelés « gear » ) à coups d’éclairage LED pour augmenter l’esthétique robotisée. Au gré des looks, on est tenté d'y voir des références à des univers de science-fiction comme Tron, Cyberpunk ou Mass Effect.
De par son héritage du jeu de rôle, D0_L cherche surtout à jouer avec les styles : « À l’origine, je voulais explorer le concept du drone, mais en version médiévale fantastique. Du coup, j’ai ressorti mon masque vénitien et des tenues qui couvraient tout le corps, dans un style plus médiéval. Ce personnage a finalement perduré. Ensuite, certains de ces univers se sont un peu mélangés. Comme je fais de la photo, j’aime beaucoup le côté fashion de la dronification. Une de mes photos préférées, par exemple, c’est une robe médiévale portée avec du latex en dessous : ça rend super bien. »
Au-delà de l’esthétique, l’idée reste d’effacer l’individu derrière une apparence uniforme. « C’est un kink qui peut faire peur, évidemment, reconnaît Xantw0. Mais il faut rappeler que c’est du jeu de rôle. Les gens savent parfaitement distinguer la réalité et l’imaginaire dans lequel on se projette. Le but, c’est l’évasion : perdre son humanité l’espace d’un instant, échapper aux pressions de la société, puis revenir. Et paradoxalement, plus je me déshumanise dans ces moments-là, plus je reviens ensuite avec une appréciation profonde de ce que je suis. Je profite davantage de mon corps, de mon style, de mon quotidien. »
Xantw0 reconnaît aussi une forme thérapeutique à ce mode de vie : « Il y a beaucoup de pratiquants neurodivergents aussi, qui trouvent dans la dronification un outil pour canaliser, se recentrer ou exprimer une identité autrement. Dans mon cas, ça m’a même aidé à gérer mes angoisses, à réduire mon côté “esprit qui part dans tous les sens”. » Même chose pour D0_L, qui voit la communauté comme un espace de care. « Dans un de mes serveurs Discord, on a mis en place une notification qu'on peut activer et qui envoie à tout le groupe le message : "Exécuter le programme selfcare.exe". En gros, ça veut dire : "Pensez à boire de l’eau, à prendre vos médicaments, à vous reposer." C’est assez commun dans ce milieu, parce qu’il y a beaucoup de personnes neuroatypiques, TDAH, etc. Donc il y a souvent cette blague : "n’oubliez pas de boire de l’eau." Mais au-delà de la blague, c’est cool, parce que c’est un vrai soutien communautaire. »
« Comme toujours, il faut énormément de prudence »
Cette pratique, proche des jeux de rôle érotiques en ligne qu’on trouve sur des plateformes comme VRChat, a son pendant dans des rencontres IRL. « Je vais dans des soirées, des évènements comme Gearblast, en Angleterre, ou Folsom, où je vais bientôt aller, indique Xantw0. Là, je rejoins d’autres pratiquants, j’expérimente, je vis ces relations sensuelles, sexuelles ou simplement sociales. On s’amuse avec le concept d’esprit collectif, de ruche mécanique où chaque participant devient un drone sans émotions visibles, sans parole, juste exécutant. »
C’est dans ce genre d’expérimentation qu’interviennent les vidéos d’hypnose, plus communément appelées « drone files », qui sont censées aider les participants à entrer dans une forme de transe. Cet état est difficile à imaginer et peut être jugé à risque. Xantw0 indique lui-même prendre des précautions quand il s’adonne à l’hypnose, qu’il considère comme un outil puissant permettant de s’immerger plus rapidement « dans la peau » d’une machine sans individualité. « Chez certains, ça marche vraiment, chez d’autres, ça reste juste une esthétique ou un rituel, indique-t-il. Il existe aussi des contenus très douteux, des audios qui cherchent à implanter des “ordres” de manière malveillante. Donc, comme toujours, il faut énormément de prudence. »
Parce qu’elle suppose un certain abandon de son humanité, la pratique de la dronification est de facto très codifiée pour éviter les dérapages. « Le fait de devenir obéissant comme une machine pose évidemment un énorme problème de communication et de consentement, poursuit-il. Avec un masque, on ne peut pas vraiment s’exprimer, donc il y a toujours une négociation très poussée en amont. On définit clairement ce qui est permis ou interdit, on prévoit les safewords ou les signaux de sécurité. Une fois la scène lancée, on fait comme si on était mindless, mais on reste des personnes conscientes qui peuvent stopper si besoin. Ça reste toujours du BDSM : du jeu, avec des règles, de la confiance et du consentement. »
Pour D0_L, qui pratique plus la dronification avec sa partenaire, la pratique est un peu différente : « J’ai beaucoup de mal à m'hypnotiser toute seule, d'autant que je suis aphantasique, je n’ai pas d’images mentales, je ne peux pas projeter de sensations ou de représentations. Donc je préfère quand ce n’est pas uniquement via des fichiers audio, mais avec un accompagnement réel. Je fais donc appel à mes partenaires, que j'appelle mes Handlers. Ce sont des personnes à qui j’ai donné, en quelque sorte, des “droits administrateurs” : elles savent utiliser certains mots, certaines façons de parler pour m’amener dans cet état-là. Il y a tout un art dans l’hypnose, et quand c’est bien fait, ça m’aide vraiment à me détendre. »
« Je considère la dronification avant tout comme un espace de jeu »
Parce qu’elle s’inscrit dans l’idée que l’humain peut trouver dans la fusion avec la machine une forme de transcendance, la dronification pose une question presque philosophique. Alors que les algorithmes des plateformes sociales et l’usage des larges modèles de langage ont grandement transformé nos vies, comment l’idée de perdre son humanité peut-elle résonner ?
« C’est une question qui revient souvent, explique Xantw0. Moi, à la base, je suis plutôt anti-IA. Je comprends bien l’utilité de ces outils, mais je pense qu’il y a un énorme problème capitaliste derrière qui détruit beaucoup plus qu’il ne crée. Mais en parallèle, je considère la dronification avant tout comme un espace de jeu, un fantasme de lâcher-prise total à la fois terrifiant et extrêmement apaisant. En allant explorer cet état, puis en revenant à moi, je me rends compte de la richesse que j’ai en tant qu’individu, en tant qu’humain. C’est un univers fictif qui te rappelle qu’on s’en fiche du genre, de l’orientation, du visage, de la forme. On est tous pareils… ou plutôt on est tous uniques, et en même temps tous la même chose. Dans un monde qui semble partir en croisade contre le wokisme ou les personnes trans, se rappeler qu’on est tous pareils et en même temps tous uniques, je trouve ça plutôt beau et réconfortant. »
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