
Dans un récit bouleversant, Philippa Motte brise le tabou de l'internement psychiatrique. Quinze ans après une hospitalisation sous contrainte, elle raconte la « guerrière » qui l'habite et son combat pour humaniser la santé mentale par la pair-aidance.
On ne revient jamais tout à fait indemne d'un internement. Pour Philippa Motte, il aura fallu quinze ans. Quinze ans pour oser écrire « je ». Quinze ans pour transformer une expérience traumatique en une expertise reconnue, à partager. Dans son livre Et c’est moi qu’on enferme, elle nous ouvre les portes d’un monde. Elle décrit de l'intérieur la violence d'une institution qui prétend soigner par la contention et l'isolement. Mais elle raconte aussi la lumière : celle des compagnons d'infortune, plus soignants que les blouses blanches. On perçoit quelque chose de la bipolarité qui n’appartient plus uniquement au domaine de la maladie. Aujourd'hui, Philippa Motte n'avance plus masquée. Elle est devenue « pair-aidante », utilisant son vécu pour accompagner les autres et former les entreprises.
Après avoir romancé votre histoire familiale dans votre premier livre, Le jour où ma mère m'a tout raconté, pourquoi ce « je » frontal dans Et c'est moi qu'on enferme ?
Philippa Motte : C'est une bonne question. J'ai commencé à écrire ce texte en sortant d’une hospitalisation sans consentement. Il m'a permis de découvrir que j'étais quelqu'un qui pouvait passer des heures à se battre avec des mots, des points, des virgules. Mais j'écrivais là sur un sujet que la société avait nappé d’un énorme silence. Personne n'avait idée, encore moins qu'aujourd'hui, de ce que c'est de vivre un accès maniaque, de ce qu’est un service fermé en psychiatrie, et qu'une femme considérée comme tout à fait normale, intégrée, pouvait être hospitalisée en psychiatrie. Raconter ça, c'était vraiment faire sortir de l'ombre un énorme tabou. Il a fallu que je publie mon premier ouvrage, où je romancise l'histoire de ma grand-mère, et que je fasse un gros travail sur moi pour pouvoir raconter cette part de mon histoire. Mais si ce livre est très autobiographique, ce n'est pas un témoignage – il y a une exigence littéraire et c'est aussi un plaidoyer.
Chaque année, 75 000 personnes sont internées sous contrainte en France. Comment articulez-vous la singularité de votre vécu et sa portée collective ?
Philippa Motte : Chaque voix est unique, et on doit laisser place à la singularité pleine et entière de chacun. En même temps, je suis extrêmement touchée par toutes ces personnes qui me disent : « J'ai vécu cette expérience. Jamais je n'aurais imaginé que quelqu'un mettrait des mots pour témoigner de ça. » Je savais à quel point il est difficile de faire entendre la voix des gens fragiles psychiquement. Les choses bougent un peu. Pour la première fois, une association de familles, l'UNAFAM, a rédigé un manifeste pour la suppression de la contention, et de jeunes psychiatres réclament l’abolition de l'isolement.
Dans le livre, vous décrivez « la guerrière », sorte de figure qui vous a accompagnée lors des crises que vous avez traversées. Elle dégage une puissance ambivalente – à la fois destructrice et créatrice.
Philippa Motte : Je suis persuadée que si j'ai fait cinq accès maniaques dans ma vie, c'est pour aller chercher la guerrière encore et encore. C'est un état qui monte à la fois très progressivement et très brutalement. À chaque fois, j'éprouvais une sorte d'étonnement, comme si j'étais en train de toucher une puissance d'être que ceux qui ne l'ont pas vécue semblent incapables d'envisager autrement que sous l'angle de la maladie. Mais j'ai fini par admettre que cette intensité pouvait me détruire.
Avez-vous gardé quelque chose de la guerrière ?
Philippa Motte : Il y avait dans la guerrière un très grand altruisme, une expérience de l'amour très forte. Elle m'a fait percevoir le potentiel de créativité, de magie que chaque humain a en lui. Il m'a fallu un énorme travail sur moi pour ne plus me laisser déborder par ce flot, et j'ai ramené cette perception dans le réel. La folie de la guerrière a disparu, mais elle est à l'origine de mon passage à l'écriture, au dessin, de tout ce que j'entreprends dans mon travail. J'ai dompté cet état délirant et je l'ai transformé en activités structurées et pragmatiques qui répondent à un besoin de la société. Aujourd'hui, c'est exactement ce processus que j'accompagne chez d'autres : apprendre à séparer le bon grain de l'ivraie, garder les trésors et renoncer aux aspects pathologiques.
Vous racontez crûment vos relations avec vos compagnons d'hospitalisation, pour lesquels vous avez une certaine affection. C’est un cadeau de la guerrière ?
Philippa Motte : J'ai essayé de rendre compte de leur poésie, de la façon dont ils m'ont touchée. Avec eux, j'ai découvert combien il est riche de passer le mur du dégoût pour découvrir l'être qu'on a en face de soi. C'est une des choses les plus précieuses que j'ai apprises.
Les patients semblent parfois plus soignants que les soignants eux-mêmes. Est-ce votre sentiment ?
Philippa Motte : Typiquement, cela relève de mon expérience personnelle. Moi, ce sont clairement mes compagnons d'infortune qui m'ont le plus aidée. Je n'ai fait confiance qu'à eux, je n'ai parlé qu'à eux. Je n'avais aucune confiance dans les professionnels qui me prenaient en charge. Mon premier contact avec eux m'a inspiré une terreur dont je ne me suis jamais défaite et qui a déterminé mon rapport au soin. Les seuls avec qui je parlais, c’étaient mes pairs. Avec eux, je me suis apaisée, et avec eux je me suis rendu compte que j'étais parano, agressive. Ils m'ont aidée à me recaler. Et en ce sens, ils étaient très aidants. Plus le temps passait, plus je les aimais bien, et puis on se marrait, il y avait cette tendresse que je développais. Ça me permettait de me tenir.
Avec les soignants en service fermé, vous ne décrivez que des rapports de contrainte, presque carcéraux. N'avez-vous vraiment vécu que cela ?
Philippa Motte : Je n'ai pas adhéré, à aucun moment. Personne n'a rien fait pour créer une relation. Ils n'avaient ni la capacité ni la volonté de dialoguer avec cet état-là. Il fallait que ça s'arrête, briser toute manifestation, c'est tout. Or moi, j'étais en train de vivre une expérience très dense. Ils ne comprenaient rien et, manifestement, ça ne les intéressait pas. Ce qui les intéressait, c'est que je me calme.
Sans aucune perspective de soin ?
Philippa Motte : Non. D'ailleurs la sortie a été presque aussi violente que l'admission. On m'a dit un matin : « Vous pouvez partir », sans préparation, sans proposer de suivi. Tout mon travail aujourd'hui consiste à réfléchir avec ces institutions sur la manière dont on pourrait faire autrement. Un documentaire sur Sainte-Anne, diffusé sur Arte, a bien illustré le problème. Les spectateurs ont été choqués de la manière dont on parle aux gens, dont on leur impose de mettre un pyjama bleu, de la manière déshumanisée d'appréhender leur souffrance psychique où tout passe par des traitements et de la contrainte. Répondre à quelqu'un qui a fait une tentative de suicide par de la contention, sans le moindre réconfort, c'est sinistre. Le soin psychique devrait être le soin de l'âme. Il y a des progrès dans ce sens, mais on vient de loin et il reste encore beaucoup à faire.
À votre sortie, vous êtes prise en charge dans une clinique privée. Le contraste est saisissant.
Philippa Motte : C’est là que j'ai rencontré le docteur Christian Gay. Cet homme a joué un rôle important dans ma vie. Il a été l'un des premiers à parler de rétablissement en France. Il m'a parlé de psychoéducation, de pair-aidance. Il ne s'est pas contenté d'être mon médecin : il m'a orientée vers un engagement associatif qui est devenu la base de mon métier. Depuis son départ à la retraite, un autre médecin a pris le relais avec la même qualité humaine. Ces médecins parlent à leurs patients comme à des personnes, sans les infantiliser. Ils ont un regard critique sur les pratiques difficiles et reconnaissent le chemin qu'il reste à faire à l’institution.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est la pair-aidance ?
Philippa Motte : Le principe est simple : les personnes qui ont vécu des troubles psychiques et l'expérience des soins sont détentrices d'un savoir expérientiel. Dans le champ de la santé mentale, ce savoir a une valeur immense. C'est un levier puissant d'accompagnement pour les personnes qui traversent ces épreuves. La pair-aidance a été importée en France par Jean-Luc Roelandt, psychiatre à Lille, qui l'a découverte au Québec. Depuis 2012, il a créé le premier diplôme universitaire qui permet de professionnaliser ces pratiques. Peu à peu, elles sont intégrées dans les services de soins. Cela suscite beaucoup d'espoir pour faire évoluer les mentalités et notamment le regard des soignants sur leurs patients. Il y a un travail de déstigmatisation à faire pour soutenir le rétablissement.
Comment se concrétise aujourd'hui votre travail de pair-aidante ?
Philippa Motte : J'anime un collectif de pairs-aidants et je développe Orpairs, une plateforme de service en pair-aidance. Nous créons des programmes autour des enjeux du rétablissement en collaboration avec des unités de soins. Ce sont des ateliers de deux heures sur huit semaines où deux pairs-aidants viennent à la rencontre de pairs en hôpital de jour pour témoigner, susciter des débats et des réflexions. Comment se reconstruire, se redéfinir avec cette fragilité en ayant conscience qu'elle n'est pas constitutive de notre être ? Comment, en même temps qu'on intègre un diagnostic et des traitements, se projeter dans une transformation possible ? La pair-aidance est au service de tout ça.
Quelles formations existent pour devenir pair-aidant ?
Philippa Motte : Il y a eu d'abord un DU en 2012, puis il a fallu plusieurs années, car la pair-aidance ne coulait pas de source. Il y avait beaucoup de réticences, du genre « les patients ne peuvent pas devenir soignants » ou « on va nous prendre nos postes ». La légitimité du pair-aidant reste à défendre, mais il y a eu une accélération depuis cinq ou six ans. Aujourd'hui, une licence universitaire à Bobigny forme environ 30 médiateurs de santé pairs chaque année sur dix-huit mois, il en existe une autre à Bordeaux. Des DU sont ouverts à Lyon, Grenoble, Tours, Marseille, Limoges et Rennes.
Si l'institution était réticente au départ, où en est-elle aujourd'hui ?
Philippa Motte : Des postes sont créés, des pairs-aidants, intégrés dans des services. Il y a des expériences qui se passent bien, d'autres plus difficiles. Les pairs-aidants suivent un parcours psy et peuvent être à nouveau fragilisés. Comment faire pour que cela ne nourrisse pas une défiance ? Un certain nombre de services sont dans cette dynamique, d'autres restent à convaincre. Il faut tout faire en même temps : intégrer les pairs-aidants et diffuser les principes du rétablissement. C'est un changement de paradigme dans la manière de travailler. Ces mutations prennent du temps. Il y a encore peut-être trente ans de travail.
Vous intervenez également en entreprise. Quel est votre rôle ?
Philippa Motte : Je fais de la formation et de la sensibilisation sur les enjeux de santé mentale au travail. Les entreprises sont confrontées aux enjeux de maintien dans l'emploi. C'est la première cause d'invalidité, la deuxième cause d'arrêt de travail. La question du burn-out les a aussi confrontées à la préservation de la santé psychique des salariés. Mon travail consiste à montrer les bonnes pratiques : quels leviers d'aménagement, qui peut prendre le relais en interne (services de santé, mission handicap, RH). L'enjeu est que ce ne soit pas une fatalité ou une fracture dans le parcours professionnel et de permettre l'insertion ou le retour au travail dans de meilleures conditions. Je fais aussi du coaching de personnes concernées. Certaines entreprises ont un budget dans leur accord handicap pour proposer ces accompagnements. C'est stimulant de travailler avec eux pour leur montrer qu'ils s'en sortent beaucoup mieux qu'ils ne l'imaginent. Le vécu intérieur est douloureux, mais il y a plein de gens très courageux.
Vous évoquez trente ans de travail à venir. De quoi aurait-on besoin pour avancer plus vite ?
Philippa Motte : Il faudrait décloisonner les disciplines. On a des connaissances sur le fonctionnement psychique, sur les émotions, l'être humain. Au lieu de les opposer de façon idéologique, il faudrait travailler ensemble : disciplines médicales, psychologie, champ social, philosophie. Dans le champ des pratiques aussi : psychiatres, psychologues, pairs-aidants. Au lieu de hiérarchiser et d'opposer, réfléchir à comment les mettre ensemble au service du parcours de rétablissement des gens. C'est important de réussir à soigner et à soulager celles et ceux qui passent par de grandes périodes de souffrance psychique, mais, quand ils reviennent parmi les autres, ils ont des choses à apporter. Il faut qu'ils puissent contribuer.







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