
Maîtres de la bande dessinée et auteurs de la série Les Cités Obscures, François Schuiten et Benoît Peeters ont pris le temps d'exposer leur(s) vision(s) de la ville de demain au cours d'une masterclass. Compte-rendu en compagnie d’un autre archéologue du futur, l’auteur de bande dessinée Thomas Cadène.
L’ADN est partenaire du festival Building Beyond. Organisé par Leonard, la plateforme de prospective et d'innovation du groupe VINCI, l’évènement a pour vocation à explorer le futur de nos espaces urbains. Et pour cette sixième édition, qui se tient à Paris du 17 au 24 juin, la thématique fil rouge, Le Futur du déjà-là, résonne fortement avec nos obsessions éditoriales. L’occasion de vous proposer un suivi de l’évènement sous la forme de comptes-rendus de conférences augmentés du regard de nos experts invités.
La première journée de Building Beyond se concluait ce lundi 20 juin par une présentation de François Schuiten et Benoît Peeters. Monstres sacrés de la bande dessinée, le dessinateur et le scénariste ont évoqué pendant plus d’une heure plusieurs de leurs projets, réunis sous l’intitulé poétique Entre mémoire et imaginaire, une archéologie du futur.
Un thème qui ne laisse pas insensible l’auteur et scénariste de bande-dessinée et co-rédacteur en chef de la revue Topo Thomas Cadène, avec lequel nous avons eu le plaisir d’assister à l’évènement.
Hybridation rétro-futuriste au Luxembourg
François Schuiten est réputé pour sa manière particulière de représenter les villes, le plus souvent dans un style qualifié de rétro-futuriste, inspiré par la façon dont on se représentait autrefois le futur de l’humanité. « Son dessin a ceci de particulier qu’il présente toujours une sorte de futur nostalgique, avec un pouvoir évocateur très puissant » note d’emblée Thomas Cadène. Celui qui se définit comme « auteur de science-fiction par accident » est tombé sous le charme de la dynamique complice des deux créatifs.
Un pouvoir évocateur du dessin qui n’a pas échappé aux municipalités et autres institutions qui ont fait appel aux services de François Schuiten pour se projeter dans le futur d’un lieu ou d’un bâtiment : « Faites-nous rêver avant l’arrivée des urbanistes, voilà ma mission », résume le dessinateur, à l’origine notamment de l’aspect si particulier de la station de métro Arts et Métiers à Paris.

Benoît Peeters résume la chose ainsi : « Laissons-nous le temps des futurs possibles ». C’est cette philosophie qui a présidé à la demande du Duché du Luxembourg, qui ne savait que faire de bâtiments industriels situés sur la commune de Esch-sur-Alzette. Une ville devait y être érigée, mais deux hauts-fourneaux s’y tenaient.
Le dessinateur s’est emparé de l’esprit des lieux afin de proposer une « rêverie sur le passage et la circulation », qui mêlerait « le travail de jardinier et le métier d’ingénieur, pour laisser la nature reprendre ses droits sans que le site ne se détériore ». Une forme d’hybridation rétro-futuriste particulièrement puissante, mais qui n’a pas complètement convaincu les promoteurs du projet : si les hauts-fourneaux ont été conservés, la nature se résume à « quelques arbres épars ».

Pour autant, Thomas Cadène souligne que le dessin est un vecteur de transmission essentiel : « François Schuiten a évoqué pendant toute la conférence son rapport au dessin, qui lui permet notamment d’appréhender la connaissance. C'est passionnant parce qu'on peut voir le dessin à la fois comme vecteur d'un projet technique précis et réaliste, ou comme le support à une rêverie porteuses d'idées, de concepts, de visions qui laissent la faisabilité en arrière. C'est toute la richesse de cet art de dessiner à la fois le possible et l'impossible ».
Vol au-dessus de Meudon
Autre projet ambitieux, celui qui visait à restaurer tout un territoire situé sur la commune de Meudon. André Le Nôtre, le célèbre jardinier de Louis XIV, y avait tracé une perspective encore plus impressionnante que celle de Versailles. Le temps ayant fait son œuvre, il n’en restait plus rien au XXe siècle. Mais quelques bâtiments avaient été érigés sur le site, et quand la ville lui a demandé de penser à une façon de réhabiliter l’espace, François Schuiten s’est rendu compte qu’entre une grande soufflerie, un observatoire et un hangar à dirigeables, quelque chose se jouait : « Pour préserver l’ADN du lieu, il fallait penser un récit autour de l’aérien, du vol, du cosmique même, à travers les siècles ». « En plus, les dirigeables ont une importance considérable dans nos albums, François en est amoureux » , précise avec malice Benoît Peeters. Le résultat, une image-récit qui remet la perspective pensée par Le Nôtre à l’honneur tout en y intégrant les progrès passés et futurs.

Ici encore, le projet ne verra pas le jour sous cette forme. Mais ce que souligne Benoît Peeters, c’est que pour chacune de ses missions, « le travail de projection permet aux habitants de mieux connaître leur territoire, et de se le réapproprier avec fierté ».
Une transformation de la perception rendue possible par le pouvoir de la fiction. « La fiction, c’est ce qui nous permet d’être avec les autres, pose Thomas Cadène. C’est comme cela qu’on apprend l’empathie, qu’on se projette avant d’être dans l’action, que l’on imagine. Et aujourd’hui, on est dans une époque de rupture complète : après une période où la fiction du futur était très positive, elle est principalement dystopique depuis quelques années. Même si c’est pour de bonnes raisons, il me semble qu’en fait d’avertissement on se retrouve plutôt face à une forme d’habituation à la catastrophe, qui tend peut-être à nous apprendre le désespoir. Or, se préparer, c'est aussi potentiellement inventer autre chose, déjouer le destin ».
Pour l’auteur de la BD d’anticipation Soon, il s'agirait donc de prendre ses responsabilités en tant que créateur, « pour apporter sa pierre à l'édifice d'un regard sur le futur qui ne cède pas au récit de la fin des récits. Qui ait l'ambition de croire qu'on pourra encore construire quelque chose ensemble plutôt que de désespérer seuls ». Un programme auquel Benoît Peeters et François Schuiten ne peuvent que souscrire : « En réalité, on a besoin d’histoires, précise le dessinateur en conclusion de la conférence. Quand les projets s’embourbent, il faut un récit pour prendre les gens par la main ».
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