deux femmes dans un champ de blé

Tradwives : Nara Smith et Ballerina Farm, reines d’un rétro-patriarcat tendance

Nara Smith et Ballerina Farm se sont imposées comme les visages les plus emblématiques de cette esthétique rétro-conservatrice qui s’épanouit depuis plusieurs années sur TikTok et Instagram.

Sur TikTok et Instagram, l’image est désormais bien connue : une pâte à brioche pétrie avec soin dans une cuisine au décor de cottage, un tablier brodé qui fleure la nostalgie d’un conte des années 50, pendant qu’à l’arrière-plan, l’époux découpe du bois ou bricole. Quelques secondes de mise en scène suffisent : gestes lents, bande-son apaisante, crépitement du feu et rires d’enfants en arrière-plan.

Loin d’être marginales, ces mises en scène codifiées prolongent l’imaginaire déjà largement décrit des « tradwives », contraction de traditional wives, qui rejouent une féminité vintage empruntée à l’Amérique d’après-guerre. Mais avec Nara Smith et Ballerina Farm, ce répertoire prend une nouvelle visibilité, parfaitement ajustée aux logiques de viralité des réseaux sociaux. Leur esthétique lisse et presque aguicheuse par moment réactive un récit conservateur calibré pour séduire.

Le phénomène, né il y a plus d’une décennie sur Reddit, avait trouvé un écho politique dès la campagne de Trump, porté par le slogan détourné « Make Traditional Housewives Great Again ». Aujourd’hui, alors que le mouvement n’a plus rien d’un épiphénomène, Smith et Ballerina Farm incarnent sa normalisation la plus aboutie : une contre-proposition au féminisme contemporain qui érige la stabilité domestique en horizon rassurant face aux incertitudes du présent.

Des parcours personnels fédérateurs

Déjà mère de trois enfants (et enceinte du quatrième), Nara Smith est mannequin. Elle naît en 2001, en Afrique du Sud, d’une mère originaire du Lesotho et d’un père allemand. La famille déménage ensuite à Francfort, où elle passe son enfance, avant de s’envoler pour Los Angeles à 18 ans. Principalement connue pour ses vidéos de recettes « from scratch » (faites entièrement à la main), comme son bubble-gum maison, elle rassemble 11,8 millions d’abonnés sur TikTok. Elle incarne la mère ultra chic, mariée à Lucky Blue Smith, un acteur-mannequin, et partage une vie où le glamour semble cohabiter parfaitement avec des valeurs traditionnelles mormones (religion qu’elle a rejoint à 20 ans, au moment de son mariage). Son public est principalement des femmes de la Gen Z, pourtant plutôt progressistes, mais qui apprécient ce modèle de réussite.

De son côté, Hannah Neeleman, alias Ballerina Farm, est née dans une famille mormone. Ancienne étudiante du prestigieux conservatoire Juilliard de New York, elle est aujourd'hui mère de huit enfants et partage son quotidien de femme au foyer au sein de sa ferme de 132 hectares en plein cœur de l’Utah rural. Elle attire plus de 17 millions de followers sur Instagram et TikTok combinés, certaines de ses vidéos cumulant jusqu’à 60 millions de vues. Blonde aux yeux bleus, elle arbore toujours un sourire bienveillant et une impressionnante collection de robes longues à motifs champêtres, achetés à la county fair du coin. Son audience est plus large : elle reste principalement féminine mais semble rassembler tous les âges. 

Dans la vraie vie, les deux femmes sont amies. Et toutes deux se retrouvent autour de discours valorisant une soumission dite « choisie » et un bonheur domestique pleinement revendiqué à travers des vidéos de cuisine en duo, tandis que leurs maris discutent dans le jardin. « Elles ont fait toutes seules ce choix alors qu’elles auraient pu avoir une autre vie. Ça montre que ce n’est pas un truc subi », défend une femme, en commentaire d’une des vidéos Tikok. 

@ballerinafarm

Spaghetti has always been our kids favorite meal. What’s your go to family meal? 🍝

♬ original sound - Ballerina Farm

Une idéologie amenée par une pédagogie douce

Souvent interrogées par les médias, les tradwives Nara Smith et Ballerina Farm affirment ne pas se considérer comme telles. Dans une interview accordée à Harper’s Bazaar, Nara a relativisé l’aspect conservateur de son contenu, affirmant que ses vidéos « n'étaient pas si sérieuses ». Dans l’univers de ces influenceuses, pas de discours revendicatif, ni de militantisme visible. Et c’est sûrement ce qui les rend aussi efficaces. 

Sous des airs de tutoriels lifestyle anodins, tout se joue dans l’exemplarité. Chez Ballerina Farm, elle s’incarne dans une mise en scène pastorale quasi cinématographique, qui n’a rien à envier à un épisode de La petite maison dans la prairie. On la voit traire ses vaches au lever du soleil devant des étendues vallonnées ou dresser la table tandis que ses enfants courent à travers champs. Chaque vidéo semble capturer un instant suspendu. « On dirait le paradis », commente quelqu’un. La jeune femme présente un mode de vie autosuffisant, un idéal de retour à l’essentiel sans jamais préciser que son mari est issu d’une famille fortunée et que leur magasin de viande et autres produis artisanaux de leur ferme enregistre des ventes record. 

Même chez Nara Smith, dont l’approche se veut plus subtile en montrant également des tapis rouges et des soirées mondaines, le « bon rôle » féminin se déploie par la répétition incessante de scènes de soin, de cuisine, de maternage. Le discours s’invite subtilement au fil de tutoriels de pâtisserie, ou de conseils conjugaux et de beauté. Derrière cette esthétisation du quotidien, un message persiste : et si le bonheur véritable passait par un retour aux rôles traditionnels, choisis et pleinement assumés ? Un soft power discret, mais efficace. Et peut être plus encore.

Pour Devin Proctor, anthropologue culturel spécialisé dans l’étude de la formation des identités dans les environnements numériques, tout réside dans la notion de tradition. « Bien que la plupart des comptes de tradwives les plus populaires n'épousent pas explicitement une politique particulière, le déploiement de la “tradition” cache beaucoup de politique », explique-t-il. « Lorsque nous nous évadons dans cet idéal de tradition, nous sommes en mesure de justifier les choses parce que c'est ainsi qu'“elles étaient autrefois” et qu'elles pourraient donc facilement redevenir ainsi ». Pour le spécialiste, c’est ce qui rend des slogans comme « Make America Great Again » et le mouvement tradwife si puissants et insidieux.

Une sororité tissée dans le besoin d’orientation

Dans l’univers polissé de Ballerina Farm et des « tradwives », la section commentaires illustre une dévotion sincère, où l’adhésion semble dépasser la simple admiration esthétique. Les messages affluent : « Je veux cette vie », « Tu es un modèle », « Ça me fait du bien de te suivre ». Ici, la communauté ne se contente pas de regarder  : elle s’identifie, elle projette. Face à cette vague d’engagement, les réponses de Nara et Hannah sont discrètes. Elles distillent des remerciements ou des likes, et ne répondent jamais aux commentaires négatifs.  

Le succès de ce mouvement profite également de la préférence algorithmique pour les contenus « feel good » de TikTok et Instagram. Ceux qui mettent en avant la lenteur, l’émotion, le confort ou la nostalgie sont souvent mis plus en avant que les discours subversifs. En enveloppant les récits conservateurs dans une douceur visuelle et émotionnelle, Nara et Hannah les propulsent dans les fils de recommandations de millions d’utilisatrices, bien au-delà des cercles conservateurs. 

« Des influenceurs comme Nara Smith, Ballerina Farm, et d'autres influenceurs de la vie traditionnelle sont populaires aujourd'hui parce qu'ils se réapproprient et réenchantent la maison comme un espace de tranquillité et d'expression de soi », indique Cinzia D. Solari, ethnographe féministe et professeure de sociologie à UMass Boston. En valorisant la simplicité, la famille et des routines rassurantes, elles répondent à un besoin de stabilité, de communauté et d’ancrage d’une génération, dans un monde perçu comme trop mouvant. 

« Le fantasme selon lequel l'attention, l'amour et les soins d'une femme peuvent ramener l'aisance et le confort du foyer est séduisant », poursuit Solari. Mais le vernis « traditionnel » craque vite. Dans certaines vidéos, il ne s’agit plus de valeurs familiales ni de choix de vie, mais de soumission totale à l’homme. Certaines affirment vouloir « répondre à tous les besoins » de leurs maris, une manière de flatter les fantasmes de pleine domination d’un public masculin de droite aux idées très conservatrices. Selon The New York Times, ils constitueraient une partie importante de l’audience des tradwives, attiré par cette érotisation de la domesticité. 

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
commentaires

Participer à la conversation

Laisser un commentaire