
Les jeunes s’informent auprès d’un poisson qui parle, les IA distillent l’actualité en deux lignes…, et les médias journalistiques essaient de ne pas couler. Mais où se trouve la valeur de l’information journalistique ?
Cheveux blonds peroxydés, sourire bright, homme en studio inspiré des streameurs de jeux vidéo… Dylan Page, aussi connu sous le pseudo de Newsdaddy, a tout compris à la nouvelle esthétique de l’information. Si l’on juge le contenu au look de son compte, on pourrait s’attendre à un créateur de contenu spécialisé dans le gaming ou bien dans les news people, à la manière d’un Jeremstar. Ce compte suivi par près de 18 millions de personnes cumule 1,6 milliard de « j’aime ». Il est sans doute l’équivalent américain de notre Hugo Décrypte national, c’est-à-dire un phare de l’actualité généraliste des 15-25 ans qui « s’informent sur les réseaux ».
Au fond du « rabbit hole »
Mis en avant dans une enquête du média américain The Verge sur les usages informationnels des jeunes, Dylan Page fait partie de cette cohorte de comptes qui endossent le rôle de présentateurs de news. Certains ne montrent d’ailleurs jamais le visage de leur créateur, comme c’est le cas de @realtalkingfish (1,4 million de followers sur Instagram), qui met en scène un poisson tiré du dessin animé Bob l’éponge et commence toutes ses vidéos en criant « Breaking news » d’une voix chevrotante générée par IA.
Ces dizaines de comptes mélangeant informations journalistiques et esthétiques ou tonalité purement web forment une mosaïque cacophonique qui semble apporter plus de bruit que de véritable information. Mais l’enquête de The Verge ne s’arrête pas là. Interrogés par Victoria Le, les jeunes adultes détaillent davantage leur manière d’évoluer dans cette jungle médiatique.
Ces comptes constituent généralement le premier palier de l’information, l’équivalent de la notification qui apparaît sur le portable, mais démultipliée sur les plateformes. La plupart des témoins expliquent qu’ils « creusent » en allant faire des recherches sur ce bon vieux Google. C’est généralement à ce moment-là qu’on pourrait se dire que les médias journalistiques écrits peuvent prendre le relais en offrant une information plus fouillée et plus contextualisée. Mais ce qui se passe est bien différent. Les jeunes interrogés se contentent de résumés d’articles générés par IA, qui évitent d’avoir à passer un paywall. Comme l’explique la professeure Karen North, fondatrice du programme Annenberg de médias numériques de l’Université de Californie du Sud : « Ils font des recherches sur Google et, la plupart du temps, ils ne lisent que la réponse de l’IA par commodité, et ils la considèrent comme correcte. »
B2A2C ou l’ère du contenu liquide
Cette manière de consommer l’actualité, mélangeant hasard algorithmique, viralité et usage de l’IA, n’est pas seulement une évolution des usages. Elle révèle un basculement plus profond portant sur la valeur même de l'information. Quand les usages privilégient un contenu ultratransformé par de l'IA et totalement gratuit, comment envisager un avenir serein pour le journalisme ? Dans un article passionnant intitulé Beyond the Artifact: The Brutal Economics of Liquid Content, Shuwei Fang, chercheuse associée au Centre Shorenstein pour les médias, la politique et les politiques publiques de la Harvard Kennedy School, pose justement la question du futur économique des médias journalistiques. Cette dernière part du constat illustré plus haut, à savoir que l’information est en train de suivre un nouveau circuit qui alimente d’abord les agents conversationnels avant d’arriver aux internautes, un phénomène résumé par l’acronyme B2A2C – c’est-à-dire le business to agent to consumer.
De ce fait, le contenu est devenu « infiniment reproductible et reformatable à un coût marginal quasi nul », une caractéristique qu’elle résume par le terme « liquide ». Ce « contenu liquide » peut se transformer et s’adapter à n’importe quelle plateforme, que ce soit en texte, en podcast ou en vidéo, mais aussi à n’importe quel format d’écriture – au point qu’une enquête politico-médiatique peut devenir un conte pour enfants de sept ans à coups de ChatGPT. Dans ce contexte, « posséder des réceptacles comme des sites web et des publications devient moins rentable que de posséder les tuyaux, c’est-à-dire les systèmes de distribution, de vérification et d’analyse », explique Shuwei Fang. Le paysage médiatique devient totalement déséquilibré, avec d’un côté des acteurs comme Bloomberg, Reuters, NotebookLM et Perplexity qui opèrent à très grande échelle, et de l’autre des acteurs journalistiques premium comme Le Monde, The New York Times ou les auteurs à succès de Substack qui sont toujours moins nombreux à survivre. Dans ce paysage économique saturé, tout ce qui se situe au milieu de ces deux extrêmes pourrait être amené à disparaître.
Le journalisme peut-il être sauvé ?
Heureusement, il existe des solutions pour lutter contre ce déclin programmé de la pluralité de l'information – et de sa qualité. Dans un monde où la production de contenu finit par ne plus rien valoir et ou le bruit médiatique empêche la pensée, Shuwei Fang précise que ce sont justement les processus journalistiques eux-mêmes – la recherche de la vérité à travers la vérification des faits ou la construction de sens dans un monde complexe – qui sont porteurs de valeur. Non seulement ces ressources sont les meilleures armes pour faire face à un monde saturé par l’intelligence artificielle, mais elle ne sont plus aussi immatérielles que ça et peuvent aider à financer la presse.
Les évènements et conférences produits par les médias, la participation payante à des réunions éditoriales, la mise en place d’ateliers de formation à l’OSINT ou la commercialisation d’outils sont déjà des pistes financières explorées. Shuwei Fang donne d’autres exemples plus pointus comme AppliedXL, une start-up fondée par un ancien cadre du Wall Street Journal qui peut détecter des événements d’actualité dans les flux de données des secteurs de la santé et de la finance, des infrastructures de fact-checking ou encore des outils permettant de transformer des articles en scripts de vidéos virales. Plutôt que de se focaliser sur les contenants (c’est-à-dire les sites web, les journaux, les articles, ou les vidéos), Shuwei Fang encourage le secteur à se concentrer sur sa méthodologie plutôt que de vouloir préserver un monopole de l'information disparu depuis longtemps.




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