Une femme asiatique lit son journal avec un labyrinthe en fond

« La confusion devient structurelle » : Nathalie Sonnac alerte sur la chaos médiatique

© Pavel Danilyuk

L’IA générative inonde le Web, les plateformes captent la valeur, les médias vacillent. Nathalie Sonnac analyse un paysage où le faux est industrialisé, la confiance s’effrite et la démocratie fragilisée.

Professeure en sciences de l’information et de la communication, ancienne membre du CSA (actuel ARCOM) et spécialiste en économie des médias, Nathalie Sonnac alerte depuis plusieurs années sur l’effondrement progressif de notre écosystème informationnel. Dans son dernier ouvrage, Le Nouveau Monde des médias : Une urgence démocratique (Odile Jacob 2023), elle décrivait déjà un environnement saturé de bruit, où le faux prolifère plus vite que le vrai, tandis que les modèles économiques traditionnels vacillent. Deux ans plus tard, ses analyses résonnent avec une acuité saisissante : propagation de vidéos générées par IA jusque dans la communication politique, domination publicitaire des plateformes et perte de repères pour le public.

En 2023, vous évoquiez le désordre informationnel et la menace que cela représente pour la démocratie. Deux ans plus tard, le président américain poste des vidéos générées par IA tandis que 50 % des articles mis en ligne quotidiennement sur le Web sont issus de LLM comme ChatGPT, Gemini, Claude, etc. Où en sommes-nous ?

Nathalie Sonnac : J’ai le sentiment que le monde médiatique dans lequel nous baignons est devenu bien plus bruyant en très peu de temps. Nous sommes devenus, chacun, producteurs d’information. La naissance du Web s’est accompagnée d’effets très positifs – on pense au Printemps arabe, aux mobilisations libertaires en Iran – mais aussi leurs revers, qui existaient déjà : de la prolifération de fake news aux manipulations électorales. Je pense en particulier au scandale de l’affaire Cambridge Analytica en 2014, et aux élections récentes en Roumanie. Outre cette amplification du bruit, il faut aussi prendre en compte la possibilité qui est offerte à tous de créer du faux facilement, à une échelle industrielle. C’est une capacité que nous n’avions pas il y a dix ans. On pouvait diffuser de la mésinformation, manipuler des récits, mais aujourd’hui, les outils techniques mis à disposition de chacun permettent de fabriquer une situation qui n’existe pas. L’exemple qui me vient en tête, c’est la vidéo de « Gaza Riviera » , que le président des États-Unis a relayée sans vraiment se positionner sur le fait qu’il s’agissait d’une satire ou d’un soutien. On entre dans un moment où la confusion devient structurelle.

Dans ce contexte, comment expliquez-vous qu’on a autant de mal à faire vivre un journalisme de qualité ?

N.S. : Pour moi, l’économie des médias est vraiment au cœur du désordre actuel, mais c’est aussi là que l’on peut trouver des pistes de réponses. Produire de l’information coûte cher et la presse a toujours reposé sur deux sources de financement : le lecteur et l’annonceur. Mais avec l’arrivée du Web, ces deux piliers se sont effondrés. Les plateformes comme Google ou YouTube, qui ont proposé des espaces d’expression et d’information, sont devenues des géants, et la multiplication d’acteurs a mécaniquement fragilisé la position des médias traditionnels face à une concurrence totalement inédite. Résultat : en 2025, la branche « annonceurs » du modèle économique des médias traditionnels s’effondre. Les annonceurs migrent vers les plateformes. Une étude de la DGMIC-ARCOM estime qu’en 2030, 66 % des dépenses publicitaires, donc des investissements des annonceurs, iront vers les grandes plateformes, au détriment des médias traditionnels.

Pendant un temps, les plateformes sociales ont tout de même permis à la presse de gagner de l’argent grâce aux droits voisins…

N.S. : C’était effectivement une troisième source de financement qui avait permis à la presse de résister, mais qui semble aujourd’hui s’effondrer à son tour. Lorsque vous tapiez une requête sur Google et que les résultats affichaient un lien vers un site de presse, il y avait un partage de valeur entre la plateforme (qui permettait la mise en relation) et l’éditeur (qui fournissait le contenu) qui a fini par être reconnu, ce que l’on a appelé les droits voisins. Ce système est remis en cause avec l’arrivée des moteurs de réponse comme ChatGPT, seuls les éditeurs qui ont signé bénéficient d’une source de financement. Sur le marché de la publicité, d’une part, les acteurs comme Netflix, Amazon Prime Video ou Disney+ ouvrent désormais leurs modèles au revenu publicitaire. D’autre part, les plateformes du numérique comme Google, Apple, Facebook ou Amazon sont en position dominante sur le marché de la publicité en ligne. Ils captent près de 80 % de la valeur de la publicité programmatique. Et ce n’est plus du tout un marché « de gré à gré » : l’essentiel passe par une intermédiation technique, des plateformes d’échange qui sont aussi… entre leurs mains. Ils sont à la fois les régies, les intermédiaires techniques et les principaux bénéficiaires de la valeur. Dans ces conditions, l’équation pour les médias devient impossible.

L’arrivée des agents conversationnels change encore la donne. Si 15 à 25 % des gens ne tapent plus leurs requêtes dans un moteur de recherche, mais dans un moteur de réponse, il faut trouver un nouveau deal avec OpenAI, Anthropic, Google, Perplexity, Mistral et tous les autres. Il faut reconstruire un modèle de rémunération pour le contenu produit par les professionnels de l’information.

Outre la situation économique, les plateformes comme Sora ou Grok semblent aussi vouloir brouiller les pistes avec la réalité et les faits.

N.S. : Oui, la mise en place d’initiatives comme Grokipedia, une sorte de Wikipédia totalement fake poussé par Elon Musk, donne le sentiment qu’on est passé à un stade supérieur : après la domination économique vient la domination de la narration et de la réalité elle-même. Ça suit une logique presque mécanique. À partir du moment où vous êtes en position dominante sur l’outil technique et sur le marché, vous avez la possibilité d’abuser de cette position. Dans une industrie classique, cela se traduit par une hausse des prix et une baisse de la qualité. Dans le marché des médias, cette domination entraîne donc une détérioration de la qualité du « produit », à savoir l’information factuelle et vérifiée, à laquelle se greffe une forte capacité d’influence. Il ne faut jamais oublier que le marché des médias est aussi un marché d’influence, avec la capacité d’orienter les perceptions, les opinions.

On pourrait croire que le journalisme offrirait un contre-pouvoir vis-à-vis de ces acteurs, mais la confiance du public dans la profession est toujours au plus bas. Comment l’expliquez-vous ?

N.S. : La défiance envers les médias s’inscrit dans un phénomène bien plus large : c’est l’ensemble des institutions — politiques, élites, journalistes — qui voient leur crédibilité s’éroder depuis des années. Les médias ne font que refléter cet état de la société. Dans ce contexte, la moindre erreur journalistique est amplifiée, instrumentalisée, et alimente encore un peu plus une défiance devenue structurelle.

Il faut aussi prendre en compte le fait qu’une partie importante de la jeunesse estime que les médias ne traitent pas les sujets qui les concernent. Beaucoup jugent que les médias ont une orientation trop marquée, qui n’est pas la leur, et qu’ils manquent de neutralité. Il suffit de regarder les débats actuels sur le service public, comparé à certaines chaînes privées : tout cela alimente l’idée que les lignes éditoriales seraient trop orientées.

Il faut également souligner que les journalistes ne travaillent plus dans les conditions qui étaient les leurs à une époque qu’on pourrait qualifier, sans exagération, d’âge d’or. La baisse du lectorat et des revenus liés à la vente ou à l’abonnement s’est traduite par une paupérisation de nombreuses rédactions qui doivent produire un flux d’information avec des équipes réduites. Les journalistes ont moins de temps pour produire une information solide, hiérarchisée, vérifiée. Résultat : une baisse de qualité, qui elle-même alimente un cercle vicieux où tout le monde est perdant — des citoyens à l’écosystème démocratique lui-même.

Aux États-Unis, près de 3 200 à 3 500 titres de presse ont disparu en quinze ans. En France, nous ne sommes pas encore dans ces proportions, parce que la structuration du secteur repose en partie sur l’État : aides au portage, aides à la distribution, soutien aux titres les plus fragiles… J’ose espérer qu’il existe encore une véritable volonté politique pour défendre ce pluralisme et cette diversité de points de vue.

Vous évoquez un besoin, de la part des lecteurs, de davantage de neutralité. Or les créateurs de contenu, qui flirtent de plus en plus avec le journalisme, s’appuient beaucoup sur la relation parasociale et font preuve d’une vraie transparence concernant les points de vue politiques. Donc, quand les gens disent vouloir « plus de neutralité », est-ce qu’ils ne se mentent pas un peu à eux-mêmes ?

N.S. : Ce que les études montrent, c’est que, plus encore que la neutralité — qui revient malgré tout comme un mot-clé — les lecteurs demandent surtout plus de transparence. C’est d’ailleurs ce que poussent les initiatives de labellisation : rendre visibles l’indépendance éditoriale, l’origine des sources, les procédures de vérification. Ces éléments doivent devenir beaucoup plus présents.

Une partie du problème à mon sens tient à la manière dont on raconte le rachat des médias. Dans un contexte économique fragilisé, l’arrivée d’industriels à la tête de certains titres est souvent présentée sous l’angle « un milliardaire rachète un média », une formulation qui porte immédiatement une charge implicite. Cette narration instille l’idée qu’il y aurait forcément une intention cachée, ce qui nourrit la question : qui contrôle quoi ? Cette suspicion glisse ensuite vers les journalistes eux-mêmes, perçus comme dépendants d’intérêts politiques ou financiers. Même si la question de la concentration doit impérativement être réglée, c’est extrêmement nocif et cela alimente encore davantage la défiance généralisée.

Meta a gagné en 2024 plus de 600 millions de dollars en laissant passer des publicités frauduleuses. On a l’impression que la bataille portant sur la régulation des grandes plateformes est en train d’être perdue. Est-ce que les États parviennent encore à s’opposer aux géants du numérique ? Est-ce qu’on est trop timoré ?

N.S. : Nous sommes beaucoup trop timorés et surtout beaucoup trop lents. Alors même qu’il y avait derrière tout cela des enjeux de souveraineté nationale, de souveraineté culturelle évidente. Certes, on a mis en place récemment le DSA, le Digital Services Act, avec des obligations renforcées pour les plateformes : principe de responsabilité, exigences de moyens techniques, humains, de fact-checking… Malgré cette disposition, Mark Zuckerberg a quitté certains dispositifs de fact-checking passés avec l’AFP en France ou avec des rédactions aux États-Unis et ailleurs en Europe. Ces contrats finançaient précisément des missions de vérification pour contribuer à assainir l’espace informationnel. X a pris le même chemin. Lorsque Donald Trump est arrivé au pouvoir, Musk a coupé ces contrats, préférant s’en remettre à des systèmes de community notes à l’américaine. Autrement dit : on remplace des journalistes formés, dotés d’une éthique, d’une déontologie, par un système de modération communautaire, souvent opaque et vulnérable aux manipulations. Le pouvoir d’influence et de nuisance des réseaux sociaux en matière informationnelle doit conduire les gouvernements à monter au créneau pour réagir, le risque est immense pour les élections de 2026 et 2027 chez nous. Cela explique peut-être la prise de conscience du président de la République de remobiliser sur cette question et rouvrir un cycle d’auditions aux chercheurs, aux associations, aux parlementaires… Ce qui est en train de se produire sous nos yeux, à une vitesse vertigineuse, est sans précédent.

L’audiovisuel public semble attaqué, notamment par l’empire médiatique de Bolloré, mais aussi au niveau de son indépendance éditoriale à travers un processus de privatisation. Faut-il s’inquiéter ?

N.S. : L’audiovisuel public joue un rôle essentiel de cohésion sociale : c’est vraiment un ciment de la société. Sa place dans l’écosystème médiatique, pour des raisons économiques, sociales, et surtout démocratiques, est indispensable. Les attaques dont il fait l’objet sont idéologiques. Et on peut observer exactement le même mouvement dans d’autres pays comme la Grande-Bretagne. La BBC, qui est pourtant un monument du service public, a été très fortement fragilisée tandis qu’en parallèle, des chaînes conservatrices semblent s’installer durablement dans le paysage médiatique. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que le personnel politique français ne soit pas monté au créneau pour défendre l’audiovisuel public, ni défendre de l’instance de régulation. C’est extrêmement préoccupant. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais d’erreurs sur ces médias, ni qu’il n’y a pas parfois des orientations politiques qu’il faut interroger. Mais sa place reste indispensable. Et ce qui est en train de se jouer en ce moment est grave.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.

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  1. Avatar Louis dit :

    Finalement les journalistes sont irréprochables!

    • Avatar Béatrice Sutter dit :

      Il s'agit d'un article qui parle de dynamiques systémiques. Il y a déjà pas mal à dire et à évoquer. Les journalistes font partie de cet écosystème, certes, mais l'angle serait un peu différent. Je prends le point - et nous pourrions faire un sujet sur les méthodes journalistiques.

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