
Netflix vs salles obscures : et si on s'était trompé de combat ? Avec 40 % de parts de marché pour les films français et 400 millions d'euros investis par les plateformes dans la création locale, l'industrie hexagonale prouve qu'une troisième voie existe. À We Are French Touch, les professionnelles du secteur ont cartographié ce nouvel écosystème hybride.
Les plateformes ont-elles vraiment sonné le glas du cinéma ? Entre les milliards injectés par Apple TV+, les formats « snackables » de Netflix et une fréquentation des salles en dents de scie, l’industrie semble vivre un de ses plus grands tournants. Pourtant, au Palais Brongniart, lors de We Are French Touch - l’événement phare dédié aux industries culturelles et créatives, organisé par Bpifrance - le constat est plus nuancé.
Organisée en partenariat avec L’ADN, la table ronde réunissait Julie Gauchotte, directrice Stratégie & Diversification chez Warner Bros. Discovery, et Didar Domehri, productrice et fondatrice de Maneki Films. Objectif : remettre en perspective un récit trop souvent binaire - plateformes contre salles, algorithmes contre auteurs - et comprendre ce que le streaming change vraiment à l’art de raconter des histoires.
Streaming : fossoyeur ou nouvel équilibre ?
Les plateformes gagnent, les salles perdent… Ce discours est-il le bon ? Si la fréquentation mondiale peine encore à retrouver ses niveaux d’avant-crise, la France fait figure d’exception. 181 millions d’entrées en 2024, une hausse par rapport à 2023. Puis, cerise sur le pop-corn : 40 % de part de marché pour les films français. De quoi contredire d’emblée l’idée d’une désaffection irréversible. Pour Julie Gauchotte, il faut regarder le cinéma dans toute sa complexité. « Le streaming a certainement gagné du terrain, mais la salle reste un acte fondateur. Chez Warner, nous avons deux modèles - cinéma et streaming - avec des équipes différentes mais des logiques complémentaires ». Autrement dit, loin d’enterrer le cinéma, le streaming souhaite jouer la carte d'une nouvelle grammaire du cycle de vie des œuvres, où la salle conserve son prestige, et les plateformes deviennent la seconde vitrine des films à l’affiche.
Si la France fait figure d’exception en Europe, ce n’est pas le fruit du hasard mais bien d’une architecture culturelle et économique unique sur le continent. Chronologie des médias, financements obligatoires, taxation des plateformes… Autant de mécanismes qui protègent l’écosystème ciné. Didar Domehri le rappelle : « En France, on considère le film comme un patrimoine culturel. On protège la diversité et la singularité, en dehors de la pure logique industrielle. » Depuis 2021, les plateformes doivent consacrer 20 % de leur chiffre d’affaires en France au financement de la création locale, soit près de 400 millions d’euros en 2024. Une contribution décisive, qui change aussi les rapports de force : plus un service investit, plus il peut avancer dans la chronologie des médias, c’est-à-dire réduire le délai avant d’avoir accès aux œuvres. Ainsi, cette articulation permet un jeu inédit. Les studios peuvent accompagner un film de sa sortie en salle à sa diffusion en streaming, les producteurs peuvent activer de nouvelles sources de préfinancement et les œuvres dites « moyennes », souvent fragiles en salle, peuvent gagner une seconde vie en ligne. Seulement, reste à savoir quel paysage créatif ce nouveau système contribue à façonner.
Blockbusters vs films du milieu
Les plateformes poussent-elles l’industrie vers une « blockbusterisation » généralisée des contenus ? Selon Julie Gauchotte, la production n’a pas été uniformisée par leurs pratiques, qui fonctionne selon une logique à deux vitesses : investir dans de grandes franchises mondiales tout en soutenant des réalisateurs émergents et des projets plus pointus. « On veut de l’exigence, peu importe l’ampleur du projet. L’important, c’est l’ambition artistique et l’engouement du public. »
Cette approche n’efface pas une difficulté structurelle soulevée par la productrice Didar Domehri : la fragilisation des « films du milieu » ou, selon ses mots, « ces œuvres aux budgets situés entre 4 et 7 millions d’euros, qui peinent à exister dans un paysage de plus en plus polarisé entre premiers films très aidés et blockbusters massivement financés ». Les plateformes, à la fois lieux d’exposition et « aspirateurs d’attention », contribuent à cette tension tout en offrant une seconde vie à certains films. Une ambivalence assumée par un système où la visibilité se gagne autant en salles que dans les catalogues numériques.
L’IA : nouvel atout ou nouvelle menace ?
Imaginer l’avenir du cinéma sans le poids des plateformes, c’est aussi illusoire qu’envisager la création filmique de demain sans les interférences de l’IA. Selon le CNC, 70 % des producteurs français l’utilisent déjà pour la recherche, la documentation, voire des étapes préliminaires de conception. Pour Didar Domehri : « L’IA est un outil, au service des artistes. Mais il faut protéger les données, les droits d’auteur et éviter que les algorithmes dictent ce qui fonctionne ou fonctionnera. » Même son de cloche chez Julie Gauchotte, partisane de cette prudence : « Nous ne voulons pas être en retard, mais nous devons protéger nos franchises et les ayants droit. L’absorption de données sans consentement reste la ligne rouge. » Entre opportunité technologique et risque culturel, la filière avance donc sur un fil, dans un contexte où l’AI Act européen doit encore être finalisé.
IA, streaming… À quoi ressemblera le cinéma dans six ans ? Didar Domehri refuse le pessimisme : « Je crois à une offre diversifiée, à une envie de salle qui restera forte d'ici 2030. La créativité, elle, ne disparaîtra pas. » Julie Gauchotte abonde : « À nous de proposer les bons films, des expériences riches pour faire exister les sorties en salles de manière plus marquante. Le public veut des événements, pas seulement des contenus. » La conclusion s’impose d’elle-même : si le streaming a redéfini les usages, il n’a pas avalé la magie du grand écran. La cohabitation des deux mondes ne ressemble pas à une rupture, mais à une hybridation. Et tant que le cadre restera là, et que ce désir de raconter, d’écouter des histoires survivra, le cinéma continuera de se réinventer.




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