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L’IA et les émotions : quelle expérience client en 2050 ?

Avec EDHEC
© Pavel Danilyuk

En 2023, le marché mondial des solutions s’appuyant sur l’IA appliquées au parcours client pesait déjà 53,2 milliards de dollars. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle bouleverse ce marché, alors que les émotions jouent un rôle clé dans les décisions d’achat. Entre automatisation et hyperpersonnalisation, comment la relation client évoluera-t-elle dans les décennies à venir ? Décryptage avec Arne de Keyser, professeur à l’EDHEC, et Alexis Rollin (EDHEC 1993), fondateur de l’agence RnD.

Les chatbots sont, encore aujourd’hui, une des applications les plus populaires de l’IA. Comment ces outils vont-ils évoluer à l’avenir ? 

Arne de Kayser : Ces dernières années, les chatbots ont beaucoup progressé, en passant d’un modèle d’arbre de décisions (avec des réponses prédéfinies à des questions figées) à de l’IA générative ; adossés à des large language models (LLM), ils sont capables de répondre de manière plus précise et naturelle aux utilisateurs. Cela dit, ces « nouveaux » chatbots ne seront efficaces que si les entreprises disposent de données suffisantes pour entraîner les modèles. Un LLM générique pourra répondre avec fluidité, mais pas forcément fournir la bonne réponse. L’autre innovation émergente est l’intégration vocale. Après une première vague il y a cinq ou six ans, avec des assistants comme Alexa, n’ayant pas rencontré l’adhésion espérée, plusieurs entreprises reviennent aujourd’hui avec des propositions nettement plus prometteuses. Certaines sont bluffantes : il devient presque impossible de deviner que ce ne sont pas des humains !

Alexis Rollin : Chez RnD, nous travaillons par exemple sur des sites, qui sortiront cette année, où un picto « microphone » a été inséré dans la traditionnelle barre de navigation pour permettre à l’utilisateur de « parler » à une application, un assistant sur un site... Je pense qu’à l’avenir, les marques devront toutes proposer cette expérience voice-first. Mais attention : le EU AI Act interdit les IA qui se font passer pour des humains (application en août 2026). On attend de la machine qu’elle nous fasse gagner du temps, pas qu’elle se fasse passer pour nous…

Les marques ont toujours cherché à créer un lien émotionnel avec leurs clients pour les fidéliser. Dans une de vos études, Arne, vous faites la différence entre trois types d’intelligences artificielles : les « mechanical AI », « thinking AI » et « feeling AI ». Ces systèmes touchent-ils différemment les consommateurs ? 

Arne de Keyser : Les IA « mécaniques » sont surtout utilisées dans l’automatisation de tâches routinières (comme les guichets automatiques). Elles ont évolué peu à peu vers des IA « pensantes », qui imitent certaines fonctions cognitives humaines pour prendre des décisions (sur Netflix, plus de 80 % des recommandations sont pilotées par des algorithmes). Plus récemment, l’intérêt se tourne vers une IA « émotionnelle », censée détecter les émotions humaines et y réagir. S’il est important de souligner que l’IA ne ressent pas elle-même d’émotions, certaines recherches montrent que nous sommes capables de nous connecter émotionnellement à ces bots. Notre étude, réalisée dans des hôtels et des restaurants, a montré que les systèmes d’IA avancés généraient des expériences consommateurs plus fortes et plus riches. 

Les IA peuvent-elles vraiment détecter les émotions des consommateurs ? À quel point peuvent-elles personnaliser l'expérience client ? 

Arne de Keyser : Dans certains cas, les IA parviennent effectivement à analyser les émotions humaines : par exemple, si un consommateur appelle le service après-vente en haussant le ton, l’IA identifiera probablement qu’il s’agit de colère. Si les sentiments sont exprimés plus subtilement, ils seront plus difficiles à détecter. Mais soyons honnêtes : les êtres humains ne sont pas non plus tous doués pour comprendre les émotions des autres…

Alexis Rollin : Sur le front de l’analyse des émotions, l’IA progresse très vite. Dans le domaine du texte, l’analyse de sentiments pour comprendre la perception d’une marque sur les réseaux sociaux a radicalement évolué, car les IA sont désormais capables de repérer, par exemple, les nuances d’ironie. Sur l’image, il y a encore des progrès à faire, mais nous commençons à voir apparaître certains logiciels capables d’analyser le langage corporel. Ce que je trouve intéressant, c’est que l’IA rend possible ce qui était le rêve du marketing dans les années 2000 : le marketing « one-to-one » ! Cela ne reposait sur rien de concret à l’époque, et, avec l’IA aujourd’hui, la bascule vers l’hyperpersonnalisation est en train de s’opérer. Demain, entre deux utilisateurs qui se connecteront sur une même page Web, il n’y aura pas 20 % de différence dans les contenus proposés, mais plutôt 50 à 60 %. Les marques, fortes de leurs données et de leur capacité à décrypter les comportements des consommateurs, optimiseront chaque interaction pour maximiser la conversion.

En suranalysant les données, les marques ne risquent-elles pas de perdre leur ADN et leur originalité ? N’y a-t-il pas un risque d’uniformisation ?

Alexis Rollin : Dans le domaine du marketing, le constat est triple : nous passons de plus en plus de temps sur les réseaux sociaux, nous regardons de plus en plus de vidéos et ces dernières coûtent de moins en moins cher à produire. Que se passe-t-il, logiquement ? Nous sommes submergés de contenus. Si une marque veut être mise en avant par les algorithmes des chatbots, il faudra sortir du lot, et pour cela, je crois fermement en l’authenticité : créer son propre ton, pour générer de la confiance et de la conversion auprès de sa cible. L'IA générative peut aider à gagner un temps précieux, qui peut être alloué à des tâches créatives pour trouver sa singularité. 

À l’avenir, les consommateurs se reposeront probablement sur des agents conversationnels pour leurs achats. Pour qu’une marque soit visible des consommateurs, il faudra réussir à séduire les algorithmes. C’est un changement d’approche radical. 

Alexis Rollin : Nous sommes entrés dans l’ère de l’Agentic AI. Je crois qu’aujourd’hui, l’enjeu pour les marques n’est plus d’être trouvées (avec le référencement classique), mais d’être comprises. Il s'agit pour les entreprises de créer des contenus structurés avec des réponses courtes et synthétiques, des diagrammes, des infographies, etc., que l’IA sera capable d’explorer et de restituer au client final via un chatbot, ou même un assistant shopping personnel !

Arne de Keyser : Les véritables gagnants seront ceux qui sauront se démarquer auprès des assistants personnels, conçus pour devenir un intermédiaire entre le consommateur et une multitude d’entreprises. En avril dernier, OpenAI a par exemple annoncé l’ouverture – partout sauf en Europe, pour des raisons réglementaires – d’une option de mémorisation (l’IA se souvient désormais de toutes les interactions passées et propose des réponses encore plus fines), ce qui est un pas de plus vers l’hyperpersonnalisation. 

Alexis Rollin : Le risque, en revanche, c’est l’effet Eliza : c’est-à-dire notre tendance à attribuer une véritable capacité de compréhension et une personnalité à un programme qui ne fait que simuler une conversation, ce qui peut altérer notre esprit critique. Or, le discernement, ça se travaille, ça s’apprend, et ça doit être entretenu. Y compris pour faire face au « LLM poisoning » (une manipulation des données, lors de l’entraînement de l’IA, pouvant mener à des dérives éthiques, le déploiement de fake news ou d’informations inexactes). Chaque innovation a son revers – en l’occurrence, les risques, entre autres, de désinformation – et c’est à nous de mettre en place les garde-fous nécessaires.

Donc finalement, la clé du commerce de demain consiste en la bonne collaboration entre l'humain et l’IA ? 

Alexis Rollin : Tout à fait, et je le répète sans cesse aux équipes que je forme : c’est une chorégraphie entre l’humain et l’IA. Personnellement, je crois beaucoup au « phygital », aux parcours clients complexes, en tout cas, dans le cadre des services qui le nécessitent. Pour un distributeur automatique, par exemple, la relation humaine n’a aucune valeur ajoutée, mais dans un magasin de bricolage, l’outil conversationnel peut me donner un début de réponse, qui me poussera à aller creuser le sujet avec un vendeur, pour aller chercher de l’empathie et des conseils. Je pense aussi qu’il faut mettre fin au fantasme d’un monde 100 % automatisé. Je dis souvent à mes clients qu’il faut avancer par étapes : atteindre 30 à 40 % d’automatisation permet déjà de se dégager du temps pour travailler sa singularité et sa créativité en tant que business. 

Arne de Keyser : Je suis d’accord. Le facteur humain ne disparaîtra pas. Aujourd’hui, environ 80 % des ventes au détail se font encore hors ligne, où les humains restent essentiels. Et même si on le pouvait, voudrions-nous tout automatiser ? Jusqu’où veut-on aller ? C’est une vraie question éthique. Selon moi, comme nous sommes des êtres sociaux, nous aurons toujours besoin de lien humain dans le business. Cela pourrait, dans certains cas, devenir une offre différenciante. Aux Pays-Bas, la chaîne de supermarchés Jumbo a ainsi ouvert une file dédiée aux clients souhaitant payer avec un caissier. Ces clients savent que cela peut prendre plus de temps, mais font le choix de l’interaction humaine. Plutôt que de miser sur une automatisation totale, nous devons nous interroger sur la manière dont les humains peuvent collaborer avec l’IA. L’IA ne cesse de s’améliorer, mais nous avons besoin de temps pour nous y adapter. 


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