
À New York, la scène artistique et branchée se revendique antiwoke et libre de verser dans les propos les plus radicaux de l’alt-right.
Cet article est la deuxieme partie d'un reportage long format publié dans notre Livre des tendances 2026. Retrouvez la première partie en cliquant sur ce lien.
Lunettes de soleil, veste de costume avec cravate et jeans rapiécé, Peter Vack fait parler tout son jeu d’acteur : « New Millennium Boyz est juste un Fight Club pour les pédés qui détestent les sujets chauds (...) Trop cringe pour X, trop based pour Instagram, parfait pour cette soirée (...) Le vrai rizz expérimental est de se plaindre des races (...) Quand Ye commencera l’holocauste 2, vous comprendrez pourquoi la “mème poésie” n’est qu’une liste de noms. » La lecture se termine, et Peter avoue ce qu’il pense de Ye, le rappeur Kanye West. « Je suis fan de Ye ! Il pense qu’il est juif (rires). » Plus tard, une fille au bar raconte que « tous ces écrivains et artistes sont constamment en train de s’automutiler, de s’autoexposer, de s’autohumilier, de se rendre dégoûtants. Ce ne sont pas vraiment des incels, mais ils sont intéressés par la dynamique ironique des incels, par cette subjectivité du loser maudit d’Internet, mais en version loser chic ». À ses débuts, la scène s’est d’ailleurs développée autour de pages de mèmes ultralocaux dites « incellectuals », néologisme qui mélange le terme d’incel à celui d’intellectuel. C’est une satire censée produire un humour absurde composé de sujets tabous, de pop culture, de potins liés à la scène, de références ésotériques liées à Dimes Square, le tout mélangé à des références philosophiques allant de Nietzsche à Deleuze, en passant par Lacan, Žižek, Foucault ou Houellebecq – le proto-incel par excellence.
Epidémie de post-ironie
S’ils ne sont pas des incels, on sent que les membres de cette scène n’étaient pas les plus cool du collège, et semblent être dans une sorte de revanche façon Joker farceur. « Comme les incels sont abjects et rejetés, ils sont libres de dire n'importe quoi, de troller, d’être bruts, et peuvent donc introduire de nouvelles idées inconfortables, parce qu’ils n’ont rien à perdre. » Comme si la culture de 4chan avait soudainement pris vie en 2020 durant le confinement, territorialisée dans ce microquartier du sud de Manhattan, dans une sorte de métastase culturelle. Dimes Square est un virus mémétique, et est d’ailleurs considéré comme le premier « meme neighborhood », où les mondes IRL et en ligne sont en conversation. Une épidémie de post-ironie que le Discord du podcast Wet Brain a nommée le « Vibe Shift », un changement de vibe annonçant la fin de la culture woke et le retour de hype des idées conservatrices. Dans un article de juin 2021 ayant popularisé cette formule, le journaliste et chasseur de tendances Sean Monahan écrivait : « Le vieux monde est en train de mourir, et le nouveau monde lutte pour naître : c’est maintenant le temps des monstres. »
L’âge des prédateurs
« Cette scène de New York n’est pas créée par des hommes forts, mais des antifragiles, des hommes dynamiques, qui ne sont pas nécessairement focalisés sur leur corps physique, mais sur leur force émotionnelle », explique Billy Pedlow, shitposter endurci et nerd poète trentenaire ayant publié un livre intitulé Terrorizing the Virgin, et qui a coréalisé le film Me and My Victim avec son ex-copine Maurane. « Un film à propos de notre relation, et elle m’accuse de l’avoir violée, et moi je dis : “je n’ai pas fait ça” (rires). On a fait ce film, car on gravitait tous les deux autour de l’idée d’être brutalement honnêtes entre nous, et d’une certaine manière l'agression sexuelle qu’on voit dans le film est une extension physique de ça… C’est de l’honnêteté physique (rires). » À la fin du film, on les voit prendre de la cocaïne sur le livre Bronze Age Mindset écrit par un certain Bronze Age Pervert, devenu culte aussi bien pour les artistes de Dimes Square que pour les jeunes staffers de l’administration Trump.
L’idée du livre est de revenir au mode de pensée du prédateur de l’âge du bronze, dans une sorte de naturalisme radical sans filtre, où l’humain accepte son animalité et ses instincts viscéraux diaboliques, se libérant d’un monde de prudence et de bienveillance qui nous rendrait faibles et homosexuels, pour redevenir de vrais humains alpha conquérants qui n’ont peur de rien, cultivent la beauté physique, acceptent le côté pervers de l’homme, et créent des empires. Pour Billy, « ce livre est comme un totem social. C’est ce qu’il s’est passé avec Dimes Square, prendre des idées philosophiques et en faire un capital culturel, un symbole. L’idée principale du livre est de rétablir un lebensraum, un espace libre, avec comme image totem un moment où des chevaux sauvages courent dans une plaine, avec le cheval le plus fort qui galope devant ; il ne sait pas trop où il va mais il a l’impulsion, et tous les autres le suivent parce qu’ils savent que c’est le cheval le plus fort, et qu’ils ont de la place pour galoper ».
La « downtown scene » se voit comme un lebensraum des idées, et pour Billy comme pour beaucoup ici, la violence fait partie de nous, et ne pas la regarder dans les yeux serait une autocensure qui nous empêche d’avancer – ce que Bronze Age Pervert appelle « the modern lords of lies ». Pour Peter Vack, « il y a beaucoup d’intellectuels, mais peu de personnes qui comprennent vraiment la nature humaine, les relations personnelles, qui comprennent vraiment les autres ».
La trajectoire du vilain
« Quand tu prends la version honnête de quelque chose, dans sa version enfantine, ça donne l'idiotie totale, dans sa version adulte, ça donne la brutalité totale – les deux sont dégueulasses, explique Billy. Mais la dureté amène la vitalité. C’est ce que les gens viennent chercher ici, la compétition, la dureté. Ici les gens n’ont aucune considération pour la sécurité ou le succès, ils fonctionnent sur d’autres critères. Aller contre ce qui est autorisé devient un nouveau système, et la manière de grimper dans ce système est d’être toujours plus diabolique, plus destructif, plus sexuel, plus transgressif. C’est la trajectoire du vilain. »
Billy en donne un bon exemple en lâchant semi-ironiquement que « le viol est la naissance de la philosophie (rires) ». À la manière des post-rationalistes associés au Frog Twitter, beaucoup diraient ici qu’il vaut mieux être intéressant et avoir tort, que d’avoir raison et être ennuyeux. « Le grand truc de Dimes Square, c’est d’être au-dessus de la politique et de la culture, de performer cette personne qui se fout de ce que les autres pensent, une version exagérée de l’authenticité. Mais parfois les personnes les plus performatives sont les plus vraies, car si tu as peur de performer, tu as peut-être peur de révéler une partie de toi-même. Les gens les plus vrais peuvent aussi être très viraux, parce qu’ils disent des choses inacceptables. Est-ce que tu as été assez hyperbolique aujourd’hui sur Twitter, pour montrer à quel point tu es authentique ? Sûrement pas », explique Matthew Donovan, journaliste, musicien, ancien animateur du podcast Neoliberalhell, dans lequel il trollait ses invités, et ancien transsexuel ayant détransitionné. Une sorte de Gatsby qui connaît tout le monde à New York ou à Los Angeles, qui assure être de gauche et fait du porte-à-porte pour le candidat démocrate à la mairie de New York Zohran Mamdani, tout en ayant, semble-t-il, des relations intimes avec Peter Thiel : Matthew postait sur Insta le 29 juin 2025, jour de la Gay Pride, une photo avec le technofasciste qui tire les ficelles à Washington, légendée « Joyeuse pride. Nous sommes sous MDMA et amoureux ».
« Le trolling est une forme d’art »
« Le edgelord moderne rejoint la vague de satanisme des ’70s » , explique Johnny Hollywood, auteur d’un livre où il détourne un manuel de torture de la CIA pour y ajouter des histoires de sexe et d’« e-girls » façon animé japonais. Les gens n’étaient pas vraiment adorateurs du diable, la majorité se disaient satanistes pour être dans le coup. Avec Dimes Square, il y a cette idée que c’est super cool d’être de droite, de dire que Hitler est cool, etc. Hitler est leur Satan, ils essaient juste d’être vus comme des adorateurs du diable, d’être le plus diabolique possible, juste pour des raisons esthétiques. » D’ailleurs, dès que quelqu’un émet une critique sur la scène ou leur travail, les membres de Dimes Square s'empressent de la reposter, de la détourner, de s’en amuser, de l’amplifier, et s’en servent comme matériel artistique. C’est le cas de Joe Buck, un autre shitposter et créateur de mèmes qui a sorti un recueil de poésie incel titré She Hates Me Cuz All My Friends Are Handsome. Lui se revendique du mouvement « rapecore ». « Le rapecore est parti de la story Insta d’un gars à propos d’un reading pour le lancement du film Me and My Victim de Billy, et le gars disait que l’évènement était organisé par une bande d’artistes “rapecore” qui se vantent d’être des violeurs – des fausses accusations. Mais j’ai trouvé ça marrant, donc je l’ai repris pour faire des blagues sur le forum Spite (un forum interne à la scène, ndlr), et les gens du forum ont repris la blague, explique Joe Buck, piercing à la narine, casquette aux couleurs des USA, et T-shirt de métalleux. Il faut jouer avec ce qu’on te balance au visage, troller en retour. Le trolling est une forme d’art. Qu’est-ce qui serait drôle dans le fait de juste dire “non, je ne suis pas un violeur” ? » Un phénomène carnavalesque radical dont Dimes Square s’est fait une spécialité.
« Don’t make a joke downtown, because it will become real »
Mais ces artistes qui revendiquent faire du « network surrealism » sont aussi des prédateurs de l’algorithme qui connaissent les mécaniques de viralité en ligne et sont conscients de l’influence que peut avoir un objet fictionnel. C’est pour ça que les écrits du philosophe français Jean Baudrillard sont bien connus de la scène, notamment son concept d’hyperréalité développé dans Simulacres et Simulation, où il prétend que la réalité tend à être remplacée par un simulacre de la réalité. Comme un sapin de Noël en plastique qui finit par ressembler plus à un sapin de Noël dans l’esprit des gens qu’un vrai sapin. Cette hyperréalité, Dimes Square veut la provoquer de manière délibérée. Le simulacre est leur art. Car la scène de Dimes Square ne vit pas seulement dans un espace physique, elle existe grâce au récit qu’en font ses membres de manière très autoréférentielle, à coups de mèmes, d’articles Substack, de livres, de podcasts, de films, etc. Si 200 artistes hyperconnectés affirment qu’une scène artistique néo-réactionnaire existe à New York, elle finit par exister. Le père de l’accélérationniste technologique Nick Land a créé le terme « hyperstition ». Selon lui, « les superstitions ne sont que de fausses croyances. Les hyperstitions fonctionnent de manière causale pour engendrer leur propre réalité » . Nick Land a utilisé l’hyperstition pour pousser par exemple l’idée des corporations souveraines (« govcorp ») traduites en « freedom cities » par Trump, tandis que Dimes Square l’utilise pour stimuler un espace culturel ultraréactionnaire où ce n’est plus la réalité qui définit les mèmes, ce sont les mèmes qui définissent la réalité. Comme le disait Honor Levy en 2022, « don’t make a joke downtown, because it will become real ».
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