
Des forums 18-25 de jeuxvideo.com aux influenceurs incels, la figure du jeune homme frustré d'être encore vierge est devenu l'épicentre d'une culture toujours plus toxique. Et gare à celui qui ne franchit pas le pas.
« Puceau, moi ? Sérieusement ? Hahahahaha ! On me l'avait pas sortie depuis longtemps, celle-là ! Demande à mes potes si je suis puceau, tu vas voir les réponses que tu vas te prendre ! » Depuis 2021, ce mème légendaire (présenté ici sous sa forme raccourcie) traîne sur les Internets français. Ce dernier est apparu sur TikTok grâce à une vidéo postée par Jean Lapostolle, un data ingénieur qui avait répondu à une trend consistant à dire qu'on est puceau sans le dire vraiment. Il avait alors interprété un post publié de nombreuses fois sur les fameux forums 18-25 du site jeuxvideo.com (le post original du texte serait aujourd’hui perdu).
Cachez ce puceau que je ne saurais voir
Si ce mème plutôt drôle a autant tourné, c’est sans doute parce qu’il met le doigt sur une figure devenue essentielle dans les constructions masculines, notamment au moment de l’adolescence, et qui, en dehors d’Internet, reste plutôt tabou. On retrouve bien évidemment la figure du puceau dans des espaces numériques qui sont en marge, que ce soit sur des serveurs Discord, sur des forums majoritairement fréquentés par des jeunes hommes, ou bien dans des vidéos d’influenceurs masculinistes. Mais une simple recherche en ligne, dans les médias ou même la littérature scientifique, montre que le pucelage masculin est largement invisible face à la virginité féminine, par exemple.
Pour Arthur Rossier, ancien étudiant à l’Institut des Études de genre (université de Genève) et auteur en 2024 d’un mémoire sur ce sujet, cette dichotomie n’a rien d’étonnant. « La virginité féminine a longtemps été définie comme une réalité anatomique – même si, aujourd’hui, la science a largement invalidé cette idée », explique-t-il. « Il y a encore, malgré tout, cette croyance selon laquelle la virginité féminine correspondrait à la perte de l’hymen lors d’une pénétration. À l’inverse, il est plus difficile de penser la perte de virginité masculine, parce qu’elle est moins tangible, moins "matérialisable". »
L'angoisse de la jeunesse
Du coup, que cache cette figure du puceau que l’on ne saurait voir et qui n’a pour seule vocation que de perdre cette caractéristique ? Pour Arthur, ce personnage qui n’a jamais connu l’amour charnel concentre une forme d’angoisse : celle de ne pas réussir à accomplir ce rite initiatique censé marquer l’entrée dans l’âge adulte. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, cette angoisse est en fait assez récente, d’un point de vue historique. « Il n’existe pas de corpus clair mais, par déduction, on peut dire que cette figure apparaît dans sa forme moderne à partir des années 1950, une période à partir de laquelle la sexualité commence à s’autonomiser par rapport au cadre du mariage, explique-t-il. À mesure que l’âge du mariage va reculer, on voit émerger cette période qu’on appelle la "jeunesse" : un moment de transition où les garçons comme les filles restent plus longtemps chez leurs parents, font des études, cherchent un travail… Tout ça va contribuer à allonger le temps de construction de l’identité masculine, et faire de la sexualité un enjeu incertain, non assuré, d’où une certaine angoisse que la figure du puceau va cristalliser. »
On l’a bien compris, on ne naît pas puceau, mais on le devient, notamment à partir de la puberté qui est considérée comme une entrée dans le célibat. Et pour se débarrasser de ce statut symbolique gênant, les garçons doivent performer un certain type de sexualité : la pénétration pénovaginale. Sur les forums comme le 18-25, les rapports oraux ou les pratiques qui sortent de la norme hétéro ne sont pas vraiment pris en compte. Même une visite chez une travailleuse du sexe n’annule pas vraiment le pucelage. « Historiquement, dans certains milieux, aller au bordel faisait partie d’un rite de passage », raconte Arthur. « On pouvait y emmener un cousin ou un frère, parfois même avec l’oncle, ou le père. C’était une initiation encadrée par la communauté masculine. Mais si aujourd’hui tu fais appel à une escorte via un site, de manière discrète, sans que ce soit reconnu ou partagé par ton entourage, ça ne compte pas de la même manière. Il n’y a pas cette reconnaissance symbolique, cette validation sociale de l’entrée dans la sexualité. »
Les mages noirs, ces puceaux éternels
Que se passe-t-il quand un homme reste bloqué dans ce statut de puceau, de manière trop tardive ? Sur les forums ou serveurs Discord, les discours sont généralement stigmatisants. On décrit le garçon comme « en retard », physiquement rachitique, boutonneux, maladroit, bloqué dans l’adolescence. Sur le plan relationnel, Arthur indique que la communauté masculine pointe souvent du doigt les incompétences. Les puceaux sont considérés comme timides, incapables d’initiative avec les filles. Ceux qui racontent leur pucelage tardif sur les forums mettent souvent en avant l’idée qu’ils ont « raté le coche » et qu’une fois dans le monde du travail, les choses deviennent presque impossibles à changer. Ceux qui témoignent se voient donc proposer une multitude de conseils, venant souvent de trolls plus ou moins amicaux et qui peuvent parfois virer vers l’idéologie incel. « Les forumeurs du 18-25 utilisent une forme d’humour un peu désespéré quand ils évoquent des puceaux très tardifs, comme des gens n’ayant jamais eu de relation passée la trentaine », indique-t-il. « On va les affubler d’une sorte de statut presque mythique en les qualifiant de "mages noirs", par exemple. Ce statut peut devenir une forme de contre-identité qui est revendiquée, presque comme une armure face au stigmate. »
Cette image du mage n’est d’ailleurs pas innocente. Elle rappelle la figure d’un prêtre chaste, et plus généralement d’un homme qui aurait canalisé son énergie sexuelle – souvent vue comme destructrice – pour la transcender en quelque chose d’autre. « Dans la tradition religieuse, c’est la chasteté volontaire ; dans les discours contemporains, c’est le self-made-man musclé et millionnaire », indique Arthur. « C’est sur ce ressort que s’appuient les influenceurs diffusant la mentalité incel, comme Andrew Tate. Pour eux, la seule manière de ne pas être un puceau honteux est d’avoir investi toute cette énergie, non plus dans la séduction, mais dans l’amélioration du corps, de l’être et de la réussite entrepreneuriale. Certains de ces influenceurs sont même dégoûtés des femmes, ce qui est paradoxal, parce qu’ils sont aussi très homophobes. En fin de compte, la manière dont on traite les puceaux en ligne démontre une chose : ce qu’on attend d’un homme aujourd’hui, dans ces discours-là, ce n’est même plus d’être sexuellement actif. C’est d’être productif. De faire quelque chose de son corps, de son énergie, de son temps. Travailler, s’entraîner, construire un business. Pas forcément aimer, ni désirer. »
Cette figure du puceau ultime et l’exploitation de l’angoisse du pucelage, le créateur de contenu et streameur Slave s’en est justement emparé. Dans une vidéo surréaliste sortie en février dernier, il se présente comme un ermite n’ayant jamais approché une fille de sa vie et se met en scène en train de contacter des coachs en séduction afin d’obtenir des conseils pour ne plus être puceau. Dans un savant mélange d’autodérision et de confrontation par webcam interposée, il arrive à montrer comment cette angoisse s’est transformée sur le Web en une véritable culture toxique qui empoisonne toujours plus les jeunes hommes.
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