Source d'importantes souffrances individuelles, le stress, souvent qualifié de « mal du siècle », découle de multiples manquements sociétaux et organisationnels. Quels enjeux politiques derrière la reconnaissance de ce trouble ?
Le stress aussi a une histoire. Dans son ouvrage Le stress au travail (Éditions Apogée), Raphaël Pirc, sociologue des organisations et spécialiste de la pénibilité du travail, retrace la genèse du phénomène. Pour l'auteur, le stress ne résulte pas de caractéristiques individuelles, mais bien de contraintes et constructions collectives et sociales. « Au niveau sociologique, le stress relève aussi bien du contrôle des émotions et des jeux de pouvoir que de la nature de la cohésion sociale et du système d’endettement mutuel », explique-t-il. Pourtant, faire reconnaître le stress au travail de manière institutionnelle est encore loin d'être évident. Explications.
Commençons par les bases. C'est quoi le stress ?
Raphaël Pirc : De par son étymologie, le terme est porteur de deux idées. Côté latin, la compression, que l’on peut traduire par les impératifs et la diminution des moyens et du temps pour atteindre ses objectifs. Côté grec, le tourment, qui renvoie davantage au harcèlement, aux chocs post-traumatiques ou à l’insomnie liée au travail. Cette double origine est intéressante mais pose néanmoins un problème. Le terme devient une sorte de fourre-tout qui rassemble un tas de maux divers et variés. Concrètement, le stress est l'incapacité de la part d'un individu ou d'un groupe d'individus à fournir une réponse adaptée. Il est finalement l'objet que l'on peut observer spontanément, qui n'est que la manifestation de mécanismes implicites. Ces mécanismes sont de deux ordres : le premier provient de la rupture des marges de manœuvre et de la capacité de l'ensemble des salariés à jongler avec les règles et les zones d'incertitudes. Le second, c'est le rapport de dons et contre-dons, selon le concept développé par l'anthropologue Marcel Mauss en 1924. Ce dernier conceptualise alors le triptyque « donner-rendre-recevoir », qui décrit une logique d'entraide et de solidarité observée notamment au sein de « sociétés primitives » étudiées par Mauss, logique aujourd'hui écartée au profit d'échanges purement économiques.
Comment a-t-on appréhendé le stress ces dernières années ?
R. P : Au XIXe siècle, les scientifiques observe les conséquences traumatiques de voyageurs suite aux accidents ferroviaires qualifiées à l’époque de railway spine (Erichsen, 1867). Or, faire reconnaître ces traumatismes est difficile car les médecins ne disposent d’aucune nomenclature clinique pour diagnostiquer les effets qui variaient en gravité d’une personne à l’autre. On observe le même phénomène depuis la guerre de Sécession jusqu’aux conflits de la moitié du siècle dernier. On parlait alors d’obusite ou de shell shock (Myers, 1919) vécus par certains soldats. La dénomination que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « choc post-traumatique » est arrivée beaucoup plus tard, vers les années 1950. À partir des années 70 aux États-Unis, dans le sillon des guerres de Corée et Vietnam, les psychologues travaillent à l’établissement d'une nomenclature permettant de justifier par exemple des aides financières ou médicales. Finalement, dans les années 80, le choc post-traumatique est inscrit au DSM (ndlr : pour Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, ouvrage de référence en psychiatrie). Dans le milieu professionnel, les psychologues et sociologues construisent dès les années 70 et 80 différents modèles de stress. Plus tard, la situation de crise des années 2000 remet le problème sur le devant de la scène : les entreprises se rendent compte que le stress chez les travailleurs dégrade leur productivité et leur image de marque, comme chez France Télécom. Aujourd’hui, un phénomène d’une telle gravité remettrait amplement en question l’image médiatique et commerciale d’une telle d’une entreprise. En réponse à ce problème, beaucoup d’entre elles ont essayé de jouer sur le marketing du bien-être au travail. Ce bref historique montre que faire reconnaître le stress est un véritable combat social, combat dont n'a pas encore vu le bout.
Qu'est-ce que le bien-être au travail ?
R. P : Quelque chose d'imposé par les organisations, ce qui est un peu paradoxal... Les entreprises se sont davantage intéressées à décrire et normer ce qu'est le bien-être au travail, sans forcément s'intéresser de manière factuelle à la façon dont les employés travaillent et à la façon dont ils éprouvent du stress. C'est un sujet tabou sur lequel les services des ressources humaines sont souvent désarmés d’un point de vue méthodologique qu’il importe pourtant de maîtriser. L’enjeu consiste à réussir à collecter les connaissances nécessaires à la compréhension sociale et professionnelle du stress professionnel. Rien n’empêche, une fois l’enquête terminée, de croiser ces connaissances avec le bien-être et la qualité de vie au travail. Or, dans la plupart des cas, le problème est pris à l'envers, de manière descendante, au lieu de favoriser la mise en place d'enquêtes internes, de manière plus ascendante...
À quoi est dû le stress aujourd’hui ?
R. P : L'arrivée de l'informatique et des nouvelles technologies a été cruciale. Elle a induit la réception d’énormément d'informations (notifications...) ainsi que la réduction du temps de travail. Non pas que travailler moins soit néfaste... sauf que les tâches effectuées en 39 heures ont dû l'être en 35 heures. En outre, les volets administratifs et réglementaires sont devenus extrêmement lourds. Les temps de réponses se raccourcissent, les moyens humains et matériels diminuent et le niveau d'exigence est revu à la hausse... L’individualisme organisé ne contribue pas non plus au bien-être, mettant des collègues en concurrence. In fine, quelle que soit la catégorie sociale concernée, le stress découle des exigences que l'on pose et de l'effort qu'il faut effectuer pour se maintenir dans le cadre normé du travail, sous peine de se trouver marginalisé. Il faut compter en plus avec l'aliénante sur-segmentation et parcellisation du travail : aujourd’hui, on ne perçoit plus les enjeux de façon complète, ce qui contribue aux erreurs ou carences d’anticipation. Autrement dit, chacun ne dispose que d’une partie de la somme, et non de la somme des parties. Le stress que l'homme éprouve n'est pas celui du flee or fight (fuir ou se battre) des animaux, puisque l'homme est soumis à des règles et normes qui l'empêchent de mettre en pratique ces deux options — surtout en entreprise. Son stress est plutôt celui de la représentation. Comme le proposait Norbert Elias, écrivain et sociologue britannico-allemand, l’autocontrôle des émotions et la pacification des mœurs furent les conditions des échanges commerciaux. Cela a aussi un prix : au fil du temps, cette rétention coûte, use et fatigue, surtout au regard de mon hypothèse principale.
Great Resignation et Quiet Quitting... Les gens ne veulent plus travailler ?
R. P : Rien de plus faux. En revanche, les gens deviennent de plus critiques, non seulement vis-à-vis de leur environnement, mais du monde en général. Anthony Giddens, sociologue britannique et professeur de sociologie à l'université de Cambridge, observait déjà le phénomène dans les années 60. Finalement, la réflexivité était en sursis dans le monde du travail, ce qui est moins le cas aujourd'hui. C'est bien ce que montrent les mouvements de Great Resignation et de Quiet Quitting qui résultent d'une profonde remise en question. Cette dernière est aussi exacerbée par la crise climatique, les rapports de genres, la nécessité de trouver un sens à son travail, l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, etc. Les individus sont pris dans des mouvements contraires, entre leurs intérêts et ceux de l’entreprise, qui ne coïncident pas toujours. Néanmoins, on peut espérer des évolutions organisationnelles sur ces aspects, certaines entreprises en montrent des signes. C’est là aussi la volonté de mon ouvrage : proposer quelques éclairages sur le stress et des indications théoriques qui se veulent aussi pratiques...
Participer à la conversation