Wall-E tient une feuille d'automne

Transition écologique : « La naïveté serait de ne pas bouger »

© Wall-E Pixar

Selon Sophie Robert-Velut, la naïveté doit changer de camps. DG des Laboratoires Expanscience, propriétaire de la marque Mustela, elle nous raconte comment elle opère la leur.

Comment engager une entreprise sur la voie de la transition écologique ? C’est la question que nous voulions poser à Sophie Robert-Velut, Directrice Générale Activités Dermo-Cosmétique, Rhumatologie et Dermatologie des Laboratoires Expanscience depuis 2019. La réponse s’avère multiple. Il est question de gouvernance, de leadership, de coalitions actives, de basculement de la manière de penser les produits, de les produire, de les emballer et mettre en vente... Mais ce qu'on retiendra de notre entretien, c'est la démonstration que la naïveté doit changer de camp. S'il est difficile d'entreprendre la transition, il est impossible d'envisager le futur des entreprises sans elle. Et les structures les plus petites sont sans doute les plus à même de donner cette impulsion. Car elles sont les plus aptes à entreprendre les changements rapides et radicaux nécessaires.

Pour rappel, Expanscience est un laboratoire français qui a plus de 70 ans de présence sur les actifs cosmétiques. On connaît généralement leur marque phare, Mustela, une gamme de produits de soin pour bébés, femmes enceintes et jeunes mamans. C’est aussi une entreprise familiale, dirigée par Jean-Paul Berthomé, fils du fondateur, qui depuis 2004 s’engage vers un modèle de transition. Récit d’un parcours.

Vous êtes B Corp depuis 2018, société à mission depuis un an, et vous avez entrepris le parcours de la CEC, la Convention des entreprises pour le climat. Peut-on dire que vous êtes très en avance sur les sujets de la transition écologique ?

Sophie Robert-Velut : Quand on a intégré la CEC, nous pensions qu’on allait jouer le rôle d’éclaireurs. En fait, pas du tout. Ce parcours nous a permis de comprendre que l'urgence était telle que nos améliorations n'étaient pas encore à la hauteur de l'enjeu. Pour nous, il ne s’agit plus seulement de contribuer à la neutralité carbone mondiale, nous visons le Graal : la régénération. Une entreprise comme la nôtre capte des matières premières dans le sol ou dans le vivant. Même en travaillant en bio, cela crée forcément un impact négatif. On s'est rendu compte qu'il fallait une parfaite traçabilité de nos approvisionnements en ingrédients végétaux pour aider nos fournisseurs à améliorer leurs pratiques agricoles. Et ce, sur toutes nos matières premières. Il faut à la fois pivoter notre business model mais aussi décider certains renoncements. 

Changer de business model, vaste programme... on commence par quoi ? 

S. R-V. : Cela implique une redéfinition totale de nos manières de fonctionner : de l’élaboration de nos formulations jusqu’au sourcing, en passant par nos packagings et nos process de vente. Concernant le développement produit par exemple, nous apprenons à changer la manière dont nous fonctionnions. Au lieu de faire un brief au laboratoire de développement par exemple pour obtenir un produit avec telle et telle caractéristique, on devra à l'avenir réfléchir d'abord aux matières premières disponibles autour de notre site de production. Ceci impliquera de faire des formules différentes selon les écosystèmes locaux et nous permettra d'apprendre à mieux travailler avec d’autres. 

Y aller à plusieurs fait partie de la solution ? 

S. R-V. : On ne pourra rien résoudre seul, il faut miser sur la coopération avec nos fournisseurs, nos partenaires, nos clients et nos concurrents également. C’est pourquoi nous rejoignons beaucoup d’initiatives de rapprochement. Le consortium Pulp in action par exemple qui a été monté par la Fédération des entreprises de la beauté. Il réunit un certain nombre de grands groupes de la cosmétique française, ce qui nous permet de fédérer des recherches autour de nouveaux matériaux pour développer des flacons sans plastique, à partir de fibre de cellulose. Nous coconstruisons également avec nos partenaires pharmaciens et nos concurrents pour développer l'offre de vrac, avec la B Beauty Coalition qui réunit des entreprises B Corp du secteur de la beauté autour d'enjeux clés comme les approvisionnements en ingrédients, la logistique plus verte, etc. Nous avons enfin compris qu'il fallait unir nos forces et apprendre à opérer nos entreprises en temps de crises multiples (climatique, géopolitique…), sans que la croissance soit le seul et l'unique indicateur de performance ou de réussite.

Vous avez travaillé dans de grands groupes, vous découvrez le monde des PME. Quels enseignements en tirez-vous ? 

S. R-V. : Il faut combattre l’idée que l'on est trop petit pour bouger. C'est faux et c’est même l’inverse. Il est beaucoup plus facile d’agir dans une ETI, une PME ou une entreprise familiale qui ont une gouvernance moins diluée et donc un pouvoir de transformation beaucoup plus fort. Dans des structures plus lourdes, il est très difficile d’opérer des changements radicaux. Or, aujourd'hui, on a besoin de mesures rapides et radicales. Notre président, Jean-Paul Berthomé, a acté que notre objectif ne pouvait plus s'exprimer par les seuls indicateurs de performance financière. Le monde économique doit apprendre à compter ce qui compte, donc mettre au même niveau d'importance les coûts financiers et les coûts environnementaux et sociaux... Nous travaillons à mettre en place nos nouveaux indicateurs, nous n’avons pas encore toutes les réponses. Ce sera une course de fond. Il faudra accepter les échecs pour progresser. 

Opérer ces changements dans une période de crises multiples, n’est-ce pas périlleux ? 

S. R-V. : Au contraire. Diriger une entreprise, c'est faire en sorte qu'elle existe encore dans 10 ans. Et pour ça, il faut qu’elle soit prête à absorber les chocs. Le Covid, la guerre en Ukraine nous ont permis de comprendre collectivement que certains évènements peuvent chambouler intégralement notre sourcing, notre chaîne logistique, la nature des coûts... C'était un galop d'essai. Dans les dix, quinze ans à venir, les crises vont se reproduire, elles seront plus violentes. La naïveté serait de ne pas bouger. Il y a un an, la Banque centrale européenne a fait un stress test économique sur l'impréparation des États au dérèglement climatique et au franchissement des limites planétaires. Ils ont expliqué aux États que s’ils ne se mettaient pas aux investissements colossaux ça allait leur coûter encore plus cher en disparitions de business, en pertes d'emplois, en crises, etc. Je pense absolument fondamental de faire passer ce message aux chefs d'entreprise pour qu’ils s'y mettent. C'est une question de responsabilité. La naïveté doit changer de camp. 

Avez-vous déjà des exemples concrets sur l’opportunité que représente la préparation à ces crises pour les entreprises ? 

S. R-V. : Quand le gouvernement a présenté le plan sobriété énergétique en octobre 2022, les entreprises ont été sommées de réduire de 10 % leur consommation d'énergie sur deux ans. Beaucoup de nos confrères étaient paniqués. De notre côté, grâce à nos engagements en matière de décarbonation, nous étions à moins 10 % dès cet hiver. Ce sont de premières victoires pour nous et qui peuvent inspirer et rassurer d’autres. 

Ces réductions de coûts impliquent-elles des investissements ? 

S. R-V. : Certes, mais ils ont l’énorme avantage d’être rentables dès la première année. Concrètement, il faut passer l'intégralité de vos usines et de vos locaux au crible pour identifier toutes les déperditions d'énergie de manière systématique. Il faut isoler, changer certaines machines, des chaudières par exemple, passer au gaz vert...

Vous l’avez mentionné : la transition écologique, c’est aussi décider de renoncer à certaines activités ? 

S. R-V. : Tout à fait, le renoncement aux activités incompatibles avec les limites planétaires est clé. Les lingettes par exemple. Elles représentent 20 % de notre CA mais elles ont un coût important pour la société et l'environnement. Elles sont souvent jetées dans les toilettes, ce qui bouche les canalisations, et quand elles sont enfouies, elles créent de l'eutrophisation, une pollution qui abîme l'écosystème des sols. On a donc travaillé à des solutions alternatives : des lingettes lavables, des lingettes en coton bio recyclé, des lingettes compostables... Néanmoins, si tout le monde n'est pas équipé d'un compost, ce n'est pas une solution satisfaisante à long terme. Pour faire nos choix, nous nous posons une question très pragmatique : si en 2027 nous stoppons cette activité, notre résultat financier sera-il acceptable ?

Comment vos collaborateurs perçoivent ces sujets ?

S. R-V. : Bien ! Car nous avons à cœur de les embarquer dans la transformation de l’entreprise et d’en faire des acteurs de nos transitions. Par exemple, cette année, ils ont tous fait la fresque du climat, un atelier collaboratif de trois heures qui permet de comprendre l’essentiel des enjeux climatiques pour passer à l’action. Cela permet de faire en sorte que tout le monde réalise l’ampleur des enjeux. En faisant cela, j’ai bien conscience que nous pouvons générer de l’éco-anxiété. Mais nous proposons surtout des solutions via une mise en mouvement collective, et en faisant en sorte que chaque collaborateur ou collaboratrice puisse identifier ce qui est faisable à son niveau. Réellement, chacun peut faire quelque chose. Nous avons aussi proposé ces ateliers à nos partenaires - les pharmaciens, les médecins, même les journalistes beauté. C’est tout cet écosystème qui a besoin de changer en même temps. Ensuite, si certains de nos collaborateurs sont inquiets, on en parle, on explique. Nos objectifs de missions sont aussi importants que nos objectifs financiers et nos collaborateurs le savent. 

Vous ajoutez à vos actions environnementales des actions qui concernent votre impact social. C’est une nécessité qui va de pair avec les sujets écologiques ? 

S. R-V. : Depuis 20 ans, la croissance économique a été découplée du progrès social sanitaire. Notre entreprise et les entreprises en général doivent revenir à une utilité forte. Or, quand on parle aux parents, on constate qu’ils sont hyperanxieux. En France, en 2022, 90 % d’entre eux pensent que leurs enfants vivront une vie moins belle que la leur. C’est dans ce contexte que nous travaillons sur la création de lieux de ressources pour les familles, qui proposeraient du soutien, des rencontres avec des ONG, des professionnels de santé, d'autres parents, sur les milliers de questions que la parentalité soulève... En trois mois, nous avons monté une première expérimentation à Paris avec 40 acteurs. Pour moi, c'est une première victoire, cela veut dire que l'on peut envisager une forme de réconciliation des cercles privés, publics et associatifs pour agir collectivement.

De quoi avez-vous besoin pour soutenir vos actions ? 

S. R-V. : D'une pensée microéconomique qui aide à opérer une entreprise sans croissance volumique. Le GIEC l'a dit : le modèle de croissance infinie n’est pas un modèle soutenable. On en est encore aux balbutiements de la mesure extra-financière. Un travail de réflexion sur ce qui sera considéré comme les indicateurs du succès doit être entamé au plus haut niveau. Les économistes pensent la post-croissance au niveau macroéconomique mais peu de travaux existent sur la gestion des comptes de résultat des entreprises alors que nous en avons profondément besoin pour envisager la prospérité d'une entreprise compatible avec les limites planétaires.

Béatrice Sutter

J'ai une passion - prendre le pouls de l'époque - et deux amours - le numérique et la transition écologique. Je dirige la rédaction de L'ADN depuis sa création : une course de fond, un sprint - un job palpitant.
commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    Lire cet article donne envie de travailler pour et avec cette entreprise . En plus ce message positif et optimiste sans naïveté fait du bien. Merci.

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