Le télétravail n’est pas une tendance comme les autres. Le phénomène est train de redéfinir les contours des entreprises, l’organisation du travail, et sa géographie mondiale. Explications.
Dans un article un peu trapu de The Economist, on trouve des chiffres qui dévoilent les conséquences de l’explosion du télétravail. Pas tant du point de vue des salariés. Mais plutôt de celui des entreprises.
Elles sont de plus en plus nombreuses à changer leur mode d’organisation : favoriser le recrutement de compétences externes au lieu de faire gonfler leurs organigrammes en recrutant en interne des cols blancs. Un héritage de la pandémie ? Oui, évidemment. Mais un phénomène qui est en train de bouleverser les contours des entreprises et la géographie mondiale des emplois. En gros, une révolution de la même envergure que celle qui a vu naître les usines de l’ère industrielle. Explications.
Et maintenant, la mondialisation s'attaque aux cols blancs
Commençons par quelques chiffres cités par The Economist. Côté marché du travail américain d’abord. Selon une étude menée auprès de 500 entreprises américaines en 2022, 18% comptent s’appuyer davantage sur les travailleurs indépendants, contre 2% qui souhaitent en solliciter moins. Aux États-Unis toujours, l’activité de free-lances représente désormais près de 250 milliards de dollars en 2021, contre 135 milliards en 2018.
Cette bascule a fait émerger tout un écosystème d’entreprises qui va bien au-delà des indispensables outils de visioconférence. La gig economy, cette économie des petits boulots, dans laquelle les emplois sont flexibles, temporaires ou indépendants, n’est désormais plus l’apanage des VTC ou des livreurs de pizzas. Des plateformes proposent désormais une aide à l’identification de certaines compétences dans tous les métiers, y compris pour les cols blancs relativement épargnés jusque-là. Des exemples : Upwork pour le développement web, Fiverr pour la production média, Tongal pour le social média…
Même les contraintes d’immigration ne jouent plus le même rôle. Une nouvelle catégorie d’entreprises se développe pour permettre aux employeurs de collaborer avec des individus à l’étranger sans les embaucher directement. Ainsi, MobSquad recrute des collaborateurs qualifiés pour le compte d'entreprises américaines, les emploie au Canada à leur place. Plus besoin de visa américain, très contraignant, mais l’employé n’est ni tout à fait intérimaire, ni tout à fait employé à plein temps.
Extension de la cartographie du marché de l’emploi
Le recrutement de compétences extérieures à l’organisation au sein des entreprises américaines provoque une réorganisation du marché de l’emploi à l’échelle globale. Selon l’Organisation mondiale du commerce, les six plus grands marchés émergents (Brésil, Philippines, Chine, Inde, Pologne, Indonésie) ont vu leurs exportations de « services commerciaux » bondir de 16,5% par an depuis 2020, contre 6,5% avant cette date – à l’image de Tata Consultancy, spécialiste indien de l’externalisation informatique qui vient d’annoncer une nouvelle hausse de ses bénéfices, supérieurs aux estimations des analystes.
Certains pays se saisissent de cette nouvelle réalité pour en faire une stratégie de développement. Le Portugal, par exemple, a créé un visa spécial pour les nomades numériques quand l’Argentine envisage d’introduire un « dollar technologique » pour protéger les indépendants de la dévaluation du peso.
Le télétravail ne déplace pas que les meubles de votre salon...
Revenons sur un peu d’histoire. Connaissez-vous Ronald Coase ? Cet économiste britannique d'obédience libérale a reçu le Nobel en 1991 pour l’ensemble de ses travaux, et notamment son théorème éponyme. Une vision introduite dès 1937 par son article The nature of the firm (La nature de l’entreprise), dans lequel Coase cherche à répondre à une question qui vous taraude sans doute le dimanche soir sur les coups de 19 heures : pourquoi les entreprises existent-elles ? Eh bien, la réponse de Ronald Coase tient en un concept : les coûts de transaction. Et c’est à l’aune de cette théorie presque centenaire que The Economist analyse les mutations contemporaines des entreprises. Ne partez pas tout de suite, on vous explique, c’est maintenant que ça devient vraiment intéressant.
La révolution industrielle s’est bâtie sur l’émergence des usines. Ce moment où les grandes fortunes ont décidé que leur développement ne reposerait plus uniquement sur la possession des matières premières (en gros, les champs et les forêts) mais sur celle des moyens de production (pour faire simple : les usines). C’était la naissance des salariés, réunis dans une unité de lieu – l’usine et ses bureaux. La mondialisation a interrogé cette modalité d’organisation quand il fut possible de délocaliser les usines – dans des pays où la main-d’œuvre était moins onéreuse. Dans cette nouvelle configuration, les pays développés gardaient jalousement les bureaux, les sièges sociaux et leurs salariés – leurs armées de cols blancs, mais pas forcément leurs bataillons d’ouvriers.
Le télétravail propose de franchir un autre Rubicon : comme les usines et leurs ouvriers au temps de la mondialisation, ce sont désormais les cols blancs qui peuvent être délocalisés, externalisés.
Nouvelle définition des contours de l’entreprise, ou mise à jour du calcul des coûts de transaction ?
Quel rapport avec Coase et ces fameux coûts de transaction ? Eh bien, c’est en fonction de ceux-là mêmes qu’une entreprise doit sans cesse décider de ce qu’elle va faire elle-même – ici, employer du personnel en direct – ou choisir de faire faire par d’autres – en l’occurrence externaliser sa masse salariale. Un arbitrage constant et structurant qui définit ce qu’est l’entreprise en question.
Dans le passé, les entreprises étaient déjà tentées d’utiliser des compétences moins chères à l’autre bout du monde. Mais cela impliquait des complexités, des « coûts de transactions » qui neutralisaient le bénéfice du travail à distance : soit embaucher et gérer un employé éloigné, soit déléguer la tâche à un sous-traitant éloigné.
L’émergence contemporaine du télétravail, en permettant la prise de contrat avec des contributeurs distants, fait s’effondrer les coûts de transaction de ces travaux distants. Ainsi, de nombreuses activités qui par le passé étaient gardées localement – car impossible à déléguer efficacement – peuvent maintenant être confiées à des télétravailleurs.
Pour certains, c'est une bonne nouvelle : avec une entreprise ainsi libérée de ses contraintes locales, chacun peut – en théorie – embaucher ou postuler partout ailleurs dans le monde. Si cela est a priori créateur de valeur, cela pose néanmoins question, comme le souligne Fabrice Cavarretta, professeur de management à l’ESSEC : « Il reste à découvrir l’impact sur les marchés de l’emploi des cols blancs des pays occidentaux. Ils vont maintenant savoir la douleur de la concurrence par les travailleurs des pays en développement. Et ceci a lieu simultanément à l’émergence d’une autre concurrence pour ces mêmes cols blancs, qui sont confrontés à des ordinateurs enfin capables de faire nombre de leurs tâches grâce à une IA en pleine révolution technologique ». Pour le marché du travail, il semblerait que s'ouvre une ère de grands risques comme d’opportunités.
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